En remportant son dix-huitième tournoi du Grand Chelem et son cinquième Open d’Australie, à plus de trente-cinq ans, après six mois d’absence et face à Rafael Nadal, son bourreau attitré, Roger Federer a signé un exploit qui appartient d’ores et déjà au Panthéon de l’histoire non seulement du tennis, mais aussi du sport tout entier.
Melbourne, 1er février 2009. Roger Federer est effondré. Anéanti. Dévasté. On le serait à moins : pour la troisième fois en quatre tournois du Grand Chelem, Rafael Nadal vient d’avoir raison de lui en finale d’un majeur. Etrillé lors du Roland-Garros précédent, battu 9/7 au cinquième set de ce que nombre d’observateurs estiment être aujourd’hui encore le plus beau match de tennis de tous les temps à Wimbledon un mois plus tard, il s’est une nouvelle fois incliné en cinq manches contre son meilleur ennemi.
Un Majorquin qui renvoie tout. Un défenseur acharné. Un joueur qui se bat sur chaque point comme un mort de faim. Comme si sa vie en dépendait. Un mur. LE mur.
Face à lui, le tennisman le plus talentueux de l’ère Open se casse décidément les dents. Il lui faut régulièrement faire un, deux sinon trois coups de raquette supplémentaires pour faire le point. « Rafa » n’est cependant pas qu’un cogneur : il a su faire évoluer son jeu, améliorer son revers et son service, raccourcir ses gestes aussi pour triompher ailleurs que sur terre battue, profitant également de l’uniformisation des surfaces et de la standardisation des styles de jeu, deux phénomènes intrinsèquement liés.
Personnification du talent pur, quintessence du relâchement, apôtre de la technique, roi du timing, Roger Federer a perdu. Il a encore perdu et cette défaite lui brise le cœur. Il débute son discours et s’arrête net. Les larmes coulent à flot. Derrière lui, son vainqueur a le triomphe particulièrement modeste. Il a le masque même, comme gêné d’avoir une nouvelle fois estourbi la légende helvète. « Rafa » serre sa victime dans ses bras. La photo fait le tour du monde. Elle montre le respect profond que se vouent ces deux monstres de la balle jaune, qui collectionnent les titres et les records.
Plus tard dans la saison, « Fed » se consolera en réussissant le doublé Roland-Garros-Wimbledon, profitant d’une blessure au genou de Rafael Nadal. A cette époque, les deux hommes ne laissent que des miettes à la concurrence. Jusqu’en 2011 et l’arrivée à maturité de Novak Djokovic, ci-devant éternel troisième homme, qui a travaillé comme un forcené pour dans un premier temps ne plus se contenter de la portion congrue et ensuite prendre seul les commandes du tennis mondial.
Retour vers le futur
Près de dix ans qu’il n’avait plus battu « Rafa » en finale d’un tournoi du Grand Chelem, un Rafa qui l’avait de surcroît battu vingt-trois fois en trente-quatre confrontations jusqu’ici.
Melbourne, 29 janvier 2017. Roger Federer attend. Rafael Nadal a utilisé son troisième et dernier challenge, c’était son droit, mais il sait que c’est peine perdue. Le coup droit croisé du Suisse était en effet pleine ligne. L’ultime coup gagnant d’une partie qui n’en a pas manqué et au suspense haletant. La vidéo rend son verdict et le septuple vainqueur de Wimbledon, martyrisé, outragé depuis tant d’années, est à présent libéré. Ou plutôt, il s’est libéré.
« Fed » a mille raisons d’exulter et de verser de nouvelles larmes. Près de cinq ans en effet, depuis Wimbledon 2012, qu’il attendait une dix-huitième victoire en Grand Chelem. Près de dix ans qu’il n’avait plus battu « Rafa » en finale d’un tournoi du Grand Chelem, un Rafa qui l’avait de surcroît battu vingt-trois fois en trente-quatre confrontations jusqu’ici. Les deux hommes n’avaient en outre plus croisé le fer un dernier dimanche en majeur depuis Roland-Garros en 2011 et ils ont désormais soixante-six ans à eux deux. L’exploit est retentissant et il convient de rappeler que le Bâlois avait dû mettre un terme à sa saison 2016 dès le mois de juillet, aux prises avec un genou récalcitrant.
Considérant les bons résultats obtenus durant la seconde partie de 2015, il a perdu beaucoup de points au classement et a débarqué à Melbourne lesté d’un dossard numéro dix-sept pour le moins inhabituel (et indigne de son standing, nous en avons eu la confirmation éclatante aujourd’hui) pour un joueur qui évoluait dans le Top 10 sans discontinuer depuis octobre 2002.
Retombé de son côté au neuvième rang mondial, Rafael Nadal a également raccroché les raquettes plus tôt que prévu l’an passé, la faute à un poignet douloureux qui l’avait déjà obligé à déclarer forfait avant son troisième tour à Roland-Garros et à renoncer à participer à Wimbledon.
Il y avait donc toutes les raisons de croire que les ex-éclopés, largement à court de compétition, n’iraient pas bien loin dans cet Open d’Australie. Tout comme il y avait toutes les raisons de croire que l’Espagnol gagnerait cette finale « Retour vers le futur », pendant masculin du duel de la veille entre les sœurs Williams, ces autres anciennes gloires toujours pas repues, étant donné son passé très avantageux contre son aîné. Car outre son ratio très défavorable, ce dernier ne l’avait jamais battu à Melbourne en trois confrontations.
Quatre heures avant la délivrance, quand débute l’échauffement, Roger Federer a face à lui un Rafael Nadal (presque) retrouvé lui aussi, sorti vainqueur d’une demi-finale de titans et de près de cinq heures contre Grigor Dimitrov, épouvantail bulgare de ce début d’année. Le Majorquin a par ailleurs eu un jour de récupération de moins que son adversaire et le court de la Rod Laver Arena est un peu plus rapide que les éditions précédentes, ce qui n’a pas vocation à favoriser son jeu. Pour autant, le nonuple vainqueur de Roland-Garros reste le favori. Il va vite déchanter, mais se battra comme un beau diable. Comme toujours.
Décomplexé
S’il est une constante dans ce tournoi hors norme qui vient de s’achever, c’est bien la qualité du revers de Roger Federer. Oubliée cette tendance préjudiciable à slicer, au diable l’attentisme : place à l’attaque, à un revers lâché et bondissant, tel celui de son compatriote Stanislas Wawrinka, dont on n’apprendra peut-être plus tard qu’il lui a servi de source d’inspiration. Le maillon faible s’est transformé en coup fort. Croisé, il a mis tous ses adversaires au supplice. De Tomas Berdych à Rafael Nadal en passant par Kei Nishikori et… Stanislas Wawrinka.
Le Bâlois l’a-t-il travaillé durant sa longue convalescence, sur les conseils du Croate Ivan Ljubicic, son nouveau coach, dont le revers à une main fit lui aussi de gros dégâts sur le circuit ATP dans le passé ? C’est très probable. On notera aussi la très bonne résistance de « Fed » en fond du court, sans pour autant renier ce qui a toujours fait sa force : un service de feu, une efficacité certaine au filet et un coup droit toujours solide, même s’il s’est parfois enrayé, notamment aux deuxième et quatrième sets de la finale.
En pénétrant dans la Rod Laver Arena ce dimanche, « Fed » a laissé ses complexes au vestiaire. Il avait déjà épinglé trois membres du top 10 pour se hisser jusqu’en finale – Rafael Nadal a quant à lui disposé du prodige allemand Alexander Zverev, de Gaël Monfils, de Milos Raonic et donc de Grigor Dimitrov, un très joli tableau de chasse également – et il se disait peut-être qu’il n’avait plus rien à perdre. Ou qu’il ne pouvait pas perdre.
Face à lui, « Rafa » met d’abord du temps à rentrer dans le match, peinant à trouver la bonne longueur de balle et étant puni sur chaque coup un peu court. Le Majorquin domine ensuite nettement le deuxième set, en tirant profit d’erreurs parfois grossières de Roger Federer, surtout en coup droit, pour prendre deux fois la mise en jeu adverse et ne céder la sienne qu’une seule fois, en fin de manche.
Menacé à l’entame du troisième acte, le Suisse sauve toutefois trois balles de break sur autant d’aces avant de faire cavalier seul. Il marche sur l’eau et livre un véritable récital dans cette manche durant laquelle il remporte cinq jeux de suite, un tour de force rarissime face à un Rafael Nadal qui joue trop court et tourne trop sur son revers. La belle mécanique s’enraye néanmoins dans le quatrième set, avec un « Fed » peut-être touché sur le plan physique qui se met à multiplier les fautes.
Sur sa lancée, l’élève de Carlos Moya et éternel protégé de son oncle Toni breake d’entrée de cinquième manche. C’est alors que « Fed » se rebiffe, obtenant plusieurs balles de débreak sur les deux engagements suivants. Le Bâlois parvient finalement à refaire son retard au mental lors du sixième jeu avant un nouveau break qui se révèle fatal. Nerveux, il est mené 15-40 au moment de servir pour le titre à 5-3, mais s’en sort.
Pour une fois, c’est « Rafa » qui lâche prise. Il s’incline 6/4, 3/6, 6/1, 3/6, 6/3 après avoir entrevu la victoire au début du dernier opus. D’une façon générale, Roger Federer aura cependant admirablement tenu l’échange du fond du court, remportant de nombreux rallyes, dont certains fort mal embarqués, et fait taire tous ceux qui l’exhortaient derrière leur écran de télévision à davantage monter au filet.
L’araignée Nadal n’aura pas réussi à finir de tisser sa toile. Le Suisse a résisté, et il aura également pu compter sur un service performant dans les moments critiques pour se donner de l’air. Donné pour mort, « Fed » aura, tel le Christ du tennis, ressuscité dans un dernier set de folie. Une manche irrespirable, une manche d’anthologie, une manche pour l’Histoire, à l’image de ce duel et de ce qu’il a accompli.
Plus que jamais, et quelle que pourrait être la fin de sa carrière, Roger Federer est à la balle jaune ce que Pelé est au ballon rond, Mohamed Ali à la boxe et Michael Jordan au basket-ball. Il est incomparable et éternel, tel l’exploit réalisé ce dimanche. Et si les mots lui ont manqués lors de la remise des prix, ils manqueront toujours à tous ceux qui ont eu la chance de vivre ce sacre.