Partagez sur "Rêveries littéraires : Paul Veyne et Gabriel Matzneff"
Délivré des affres de la vie professionnelle, je me suis jeté sans plus attendre dans la lecture de livres que j’avais relégués dans le fond de ma bibliothèque.
Ils attendaient patiemment que j’ai fini de corriger mes dernières copies et que j’ai rempli mes derniers bulletins. Je suis incapable de me plonger pleinement dans un livre, quel qu’il soit, si je n’ai pas l’esprit frais et dispos. Or le métier de professeur, par delà les clichés péjoratifs qui entourent cette noble profession que j’ai choisie et pour laquelle j’ai un profond attachement, a cela de particulier qu’il vous pompe toute votre énergie et qu’il occupe le moindre espace libre dans votre cerveau. Lorsque vous quittez l’enceinte de l’école, votre esprit continue à vaquer dans les couloirs vides et les grands halls. Parfois vous reviennent à l’esprit les phrases assassines et insolentes de quelques perturbateurs, tandis que résonnent en votre cœur les gentils petits mots d’autres élèves qui viennent vous parler à la fin de l’heure de cours. On ne quitte jamais vraiment sa salle de classe et, lorsqu’on y retourne le lendemain matin, on a la douce impression de ne jamais l’avoir quittée. Comment, dans ces conditions, se plonger, corps et âme, dans la lecture de livres qui vous demandent de larguer les amarres afin que vous embarquiez vers d’autres rives ? Il faut entrer en littérature comme Julien Gracq entrait en Stendhalie lorsqu’il ouvrait Le Rouge et le Noir. On pénètre dans un pays inconnu où l’œil croise des étrangetés et des beautés qu’il n’a jamais rencontrées auparavant. Essayez de partir à la découverte de nouveaux paysages, de vous imprégner des rites et usages d’un continent inconnu en tenant un stylo rouge dans une main et un paquet de copies dans l’autre ! Les mois de vacances ne sont pas vacance de l’esprit, mais on est au contraire au cœur du métier de professeur de lettres en s’adonnant à l’otium tant prisé par les penseurs antiques.
Deux livres pour un été
J’ai donc choisi deux livres sur les rayons de ma bibliothèque, deux livres publiés en 2014 par des auteurs que j’apprécie à égale mesure, mais pour des raisons bien différentes : Paul Veyne et Gabriel Matzneff. Le premier a publié ses souvenirs, chez Albin Michel, sous le titre Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas, tandis que Matzneff a publié, à la Table Ronde, son neuvième roman, La lettre au capitaine Brunner en même temps que paraissait chez Gallimard le dernier tome de son journal Mais la musique soudain s’est tue. On a souvent dit de Paul Veyne et de Gabriel Matzneff qu’ils avaient le goût de la provocation. Faux. Ce que l’on prend aujourd’hui pour de la provocation, dans cette époque puritaine, n’est que la forme dévoyée d’une entière sincérité et d’une honnêteté à tout prix. Ces deux êtres, en marge d’une certaine société, ont toujours su affirmer avec force et intelligence leurs convictions les plus profondes sans se soucier du qu’en dira-t-on. Il y a, chez ces deux hommes, une profonde mélancolie qui envahit chacune de leurs lignes, comme s’ils avaient pleinement et merveilleusement rempli le cours d’une vie qui ne leur a jamais entièrement appartenu.
« Né en 1930 dans le Midi de la France, dans un milieu presque populaire, je suis professeur honoraire d’histoire romaine au Collège de France. Je me suis marié trois fois, comme Cicéron, César et Ovide. J’ai été membre du Parti communiste dans ma jeunesse et j’ai écrit des livres sur des sujets divers. Je vis depuis longtemps dans un village de Provence, au pied du mont Ventoux. »
L’histoire de Paul Veyne se résume en quelques lignes qui ouvrent d’ailleurs ses souvenirs : « Né en 1930 dans le Midi de la France, dans un milieu presque populaire, je suis professeur honoraire d’histoire romaine au Collège de France. Je me suis marié trois fois, comme Cicéron, César et Ovide. J’ai été membre du Parti communiste dans ma jeunesse et j’ai écrit des livres sur des sujets divers. Je vis depuis longtemps dans un village de Provence, au pied du mont Ventoux. » En somme, la vie de Paul Veyne est une vie presque banale qui conduit un jeune normalien parisien à se réfugier au milieu des cigales et au cœur des montagnes, fuyant, en un exil volontaire, les petits secrets de l’intelligentsia parisienne. Mais ce résumé de vie est bien trompeur, car, entre les lignes de ces passionnants souvenirs, apparaissent des plaies que les années n’ont pas véritablement refermées. Tandis que nous parcourons, à ses côtés, les différentes étapes de sa vie et que nous suivons ce passionné d’alpinisme dans l’ascension des plus grandes montagnes des Alpes, des vies s’éteignent tout autour : d’abord son fils qui choisit de se donner la mort de la plus violente des manières et qu’il évoque avec une admirable pudeur ; ensuite sa deuxième femme qui se laissera mourir doucement après avoir elle-même perdu le fils qu’elle avait eu d’un premier mariage.
Quel plaisir en revanche de voir revivre, sous la plume de Veyne, tout un monde désormais disparu, celui des Genette, des Foucault. Le chapitre consacré au « monastère laïc de la rue d’Ulm » m’a rappelé les chroniques de la vie normalienne d’Alain Peyrefitte rassemblées dans un ouvrage sobrement intitulé Rue d’Ulm. N’ayant jamais pu pénétrer, sinon comme simple visiteur, au sein de la prestigieuse école, j’ai longtemps été fasciné – et je le suis encore – par tous ces jeunes gens ambitieux et talentueux qui réussissent chaque année le difficile concours d’entrée. Un jour, j’avais été invité à déjeuner au « pot », c’est-à-dire à la cantine de l’école par un de mes camarades et je me souviens avoir traversé quasi religieusement la cour aux Ernest, tel un pauvre païen déambulant sous les arcades d’un cloître monastique, et avoir pénétré dans cet antre gargantuesque où des Normaliens de tout bord venaient apaiser leur faim dévorante, car, si l’on nourrit en priorité l’esprit dans ce temple du savoir, on ne saurait oublier l’estomac. Nos voisins de table étaient des étudiants en physique et ils étaient tous les quatre penchés sur une pomme, tentant d’envisager la trajectoire qu’effectuerait le couteau denté en pénétrant dans le fruit. Leurs savants calculs me paraissaient bien étranges et je me contentais de scruter cette pomme qui, pendant qu’on l’étudiait sous tous les angles, était en train de flétrir. Il faut croire que le réfectoire de Normale Sup’ constituait un monde à part puisque Paul Veyne y consacre de délicieuses pages. Deux groupes se partageaient, dans les années 50, cet endroit : d’un côté le Cercle catholique, fort d’une trentaine de fidèles et de l’autre, la Cellule communiste. Paul Veyne appartenait à ce dernier groupe, mais il avait pris l’habitude de s’isoler au fond du réfectoire avec 6 ou 7 militants dont la figure de proue était Gérard Genette.
Si Paul Veyne ne s’ennuiera pas dans l’éternité, il se pourrait bien que son sourire, pourtant déformé par le Leontiasis ossea, et son pétillant savoir nous manquent lorsqu’il aura rejoint les dieux qu’il a tant aimés.
Paul Veyne est aussi celui qui, non par goût de la provocation mais du savoir et de l’érudition, a redoré le blason des études de l’histoire antique. A la lecture de ses souvenirs, tout paraît simple et évident. Ses trouvailles universitaires, qui ont fait faire un bond à la recherche historiographique et archéologique de ces dernières années, semblent être le simple résultat du hasard. Or, le moine du Mont Ventoux est avant tout un chercheur passionné qui n’a jamais rien laissé au hasard : curieux de tout, osant s’avancer sur des terrains délaissés par la recherche traditionnelle, il a mis au jour de précieux trésors qui nous aident à mieux comprendre la civilisation antique. Si Paul Veyne ne s’ennuiera pas dans l’éternité, il se pourrait bien que son sourire, pourtant déformé par le Leontiasis ossea, et son pétillant savoir nous manquent lorsqu’il aura rejoint les dieux qu’il a tant aimés.
De l’égotiste Matzneff
Lire un roman de Matzneff, c’est un peu comme lire des souvenirs. La lettre au capitaine Brunner n’est pas à proprement parler un ouvrage d’imagination. A dire vrai, je crois que Matzneff, comme Paul Léautaud, est incapable d’imaginer quoi que ce soit. A la manière d’un Stendhal qui n’écrit jamais aussi bien que lorsqu’il parle de lui, Matzneff est un pur égotiste. Même lorsqu’il met en scène des personnages, c’est lui qui parle, qui se démultiplie et qui prend de nombreux visages. Relisant récemment son journal de 85-86 intitulé Calimity Gab, je suis tombé sur cet aveu troublant à propos de Byron : « Byron dévoré par son double. C’est tout à fait moi (mais je me suis bien gardé de le faire remarquer aux doctes universitaires présents dans la salle). Moi aussi, je me déguise parfois en Matzneff ; moi aussi, j’aime à me noircir ; moi aussi, j’ai souvent la sensation d’être dévoré par le personnage que mes livres ont créé, dévoré par mon double, comme Byron. Et aussi comme Frankenstein. » Matzneff est partout et en tout.
Il vit dans chacun de ses personnages et ses fameux carnets noirs, dans lesquels il note tout ce qui se passe autour de lui ou en lui, nourrissent le caractère de personnages que le lecteur matznevien connaît bien : Nil, Cyrille ou le hiéromoine Guérassime. L’histoire est assez simple : qu’est-ce qui a bien pu conduire le jeune Cyrille, cousin de Nil, à se donner la mort. Un chagrin d’amour ? Ne s‘agirait-il pas, plutôt, de la découverte d’un dossier récupéré au lendemain de la Libération par l’avocat Davydoff, dont Cyrille, puis Nil, ont obtenu une copie et dans lequel on apprend que le père de Cyrille a dénoncé à la Gestapo sa propre femme, déportée à Auschwitz. J’ai de moins en moins de goût pour les romans. Je leur préfère mille fois les écrits intimes. Peut-être est-ce pour cette raison que j’ai tant apprécié La lettre au capitaine Brunner. Quoi qu’il en soit, le charme de l’écriture matznevienne, dépouillée de toute fioriture descriptive, teintée de russe et d’italien, opère et on en vient à souhaiter que ne cesse jamais ce galop d’enfer qui donne naissance à de si beaux livres.