Partagez sur "Le Progrès, ce totalitarisme mou qui nous domestique"
« Tu peux serrer une abeille dans ta main jusqu’à ce qu’elle étouffe, elle n’étouffera pas avant de t’avoir piqué, c’est peu de chose, mais si elle ne te piquait pas, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus d’abeilles. » – Jean Pauhlan
Dans La domestication de l’humain[1], essai érudit et étonnamment littéraire, à la fois lucide, passionnant et effrayant, Alain Cotta établit la nomenclature et l’évolution de ce phénomène depuis l’apparition de Sapiens Sapiens. Si nul ne conteste les bienfaits du progrès en termes scientifique, économique ou politique, il n’en va pas de même pour le Progrès élevé au rang de religion, qui s’accompagne inévitablement d’une perte d’influence démocratique réelle des peuples, voire qui instigue une forme de totalitarisme mou cimenté par la décérébration des citoyens et la mondialisation de la finance (seul lieu de pouvoir concret : tout part des banques et retourne dans la poche des banquiers). Nous pourrions définir le mythe du Progrès comme étant l’idée que toute avancée technique, scientifique ou sociétale est bonne par nature et doit être acceptée (sous peine de reductio ad hitlerum). C’est paradoxalement ce « Progrès » qui accompagne et permet la domestication de l’humain, après l’avoir « libéré » de la nature, du moins de ses menaces principales. L’humain domine à présent le milieu naturel, souvent pour le pire. Même si la nature conservera le dernier mot.
« « Les hommes naissent tous libres et égaux en droit. » Qu’on me pardonne, mais c’est une phrase que j’ai beaucoup de mal à dire sans rire. » – Pierre Desproges
L’Egalité et la désocialisation progressive
Conférant à l’individu, grâce au mythe de l’égalité[2] et à une démocratisation des progrès technologiques, l’illusion de son importance et de sa capacité à influer le cours des événements, notamment via les réseaux dits sociaux, ce totalitarisme mou s’incarne de manière paradoxale dans une société à la fois ultra-individualiste, égoïste, égocentrique voire égotiste, et en même temps communautarisée à l’extrême autour des religions, des modes vestimentaires, des goûts musicaux, des idées politiques, de loisirs communs… Dans cette société égalitariste et profondément inégalitaire, voire inéquitable, chaque individu baigne dans l’illusion d’être au centre du jeu et de l’attention ; c’est un citoyen, qui a l’opportunité de réagir aux événements « en direct », de s’exprimer sur tout et n’importe quoi, via les réseaux dits sociaux (qui sont en réalité le plus puissant facteur de dé-socialisation, voire de déshumanisation de nos sociétés occidentales modernes).Le message publicitaire permanent lui donne l’impression qu’on s’adresse à lui, personnellement ; il lui offre l’illusion de son importance, quand bien même il n’est que le reflet de sa dépendance et de sa non-existence. On lui fait miroiter l’espoir d’une vie meilleure, en meilleure santé et plus longue, que chacun sera à-même de prendre en main. Combien de discours politiques de nos démocraties modernes sont fondés sur la nécessité vitale pour une oligarchie restreinte de maintenir les masses dans ces illusions ? La publicité fonctionne sur le même principe, et participe du même phénomène.
Vers une domestication de l’Humain
Pour Alain Cotta, la domestication de l’humain s’est réalisée en plusieurs étapes : envolée du savoir scientifique, enfermement du corps humain (à la maison, à l’usine, au bureau), dépossession du corps avec l’arrivée de la robotique, dissolution des langues et paresse de l’apprentissage (apparues avec l’arrivée de l’informatique et la mondialisation), développement du narcissisme (réseaux dits sociaux) et culte des loisirs, domestication économique dans le cadre de l’entreprise, domestication politique servie par une utilisation machiavélique de la bureaucratie, et in fine, domestication sociale. Il s’est formé petit à petit un totalitarisme mou de l’apparence, chacun devenant le potentiel cerbère de son voisin, rendu possible par le progrès technologique et l’enfermement physique de l’humain (chez lui ou au bureau, derrière son ordinateur ou son téléphone prétendument intelligent, occupé à commenter sa vie et l’actualité en temps réel tout en fournissant plus ou moins inconsciemment toutes les informations personnelles nécessaires à sa manipulation par les industriels et les politiques). Si la domestication a pu être pendant longtemps une libération (vis-à-vis de la nature, des superstitions, de la violence…), elle est en passe de devenir une nouvelle aliénation (si ce n’est déjà le cas) s’incarnant dans une démocratie de façade et une doxa, un politiquement correct, une moraline dont il est dangereux de se départir si l’on a quelque ambition[3]. La domestication semble d’autant plus difficile à combattre qu’elle n’use pas de la violence comme première défense mais de la manipulation et de la complicité (pas toujours consciente) de la majorité des citoyens qui y trouvent quelque confort sans doute, ou agissant par fatalisme (c’est comme ça, il faut l’accepter et s’adapter. Ce n’est pas mieux ailleurs, alors, pourquoi se plaindre?).
Le risque essentiel inhérent au Progrès est de se retourner contre l’humain.
Nous constatons avec Alain Cotta la domestication de l’humain, pour le meilleur comme pour le pire. La véritable question est de savoir s’il existe une ou plusieurs alternative(s) à ce phénomène. N’est-ce pas un phénomène intrinsèquement humain ? Le risque essentiel inhérent au Progrès est de se retourner contre l’humain. Cela n’est pas nouveau, et de nombreux auteurs l’ont souligné, notamment Jules Verne[4], qui gagne à être relu et qui est considéré à tort comme un auteur pour la jeunesse ou comme un scribouilleur de science-fiction. Relisez Paris au XXème Siècle sur la financiarisation et la « technologisation » de la société, Les 500 millions de la Begum sur la course à l’industrie lourde (armement) et l’hygiénisme dogmatique ou encore 20 000 Lieues sous les mers qui préfigure le nucléaire dans ce qu’il a de meilleur (énergie civile) ou de pire (armement). En conclusion, le Progrès n’est pas à rejeter en tant que tel ; pas plus qu’il n’est à aduler et accepter sans droit de regard et d’amendement. L’être humain est certes un être de culture, de technique et de sciences, mais c’est aussi un être de nature, ce qui ne saurait être nié au nom du progrès, sous peine de domestication du seul être libre du règne animal.
Le Librairtaire
[1]Alain Cotta, La domestication de l’humain, Fayard, 2015.
[2]Il nous paraît naturel que tous les Hommes naissent avec une égale dignité. Il nous semble aussi qu’ils peuvent par leurs actes perdre cette dignité. Quant à l’égalité de droits, elle n’est possible qu’à statut politique équivalent sur un territoire politique donné. Enfin, l’égalité de nature n’existe pas. Cette inégalité naturelle entre les individus fait la richesse de l’espèce humaine. Compte-tenu de cela, l’égalité tant vantée par la Gauche notamment n’est qu’un mythe, fondamentalement contre-nature et injuste. Il nous semble qu’en 1789, révolution bourgeoise s’il en est, le concept d’égalité était entendu au sens contemporain d’équité ; c’est en 1793 que la Terreur robespierriste fait de l’égalité un dogme. « L’égalité est une injustice faite aux plus capables » – Louis Pauwels. Nous sommes pour l’équité.
[3]Les associations communautaristes d’ordre ethnique, religieux, sexuel sont les chiennes de garde de cette étouffement de la liberté d’expression au nom de la bien-pensance (c’est-à-dire de ce qu’une oligarchie restreinte, intéressée et ultra-minoritaire a décidé qu’il était licite ou non de penser, et a fortiori de dire). Marie-Joseph Chénier, le frère du poète, dénonçait la censure dans un pamphlet resté fameux, et toujours d’actualité. Il suffit de remplacer « censeurs royaux » par « associations communautaristes ». Bien sûr on embastille plus aujourd’hui ; on traine dans la boue, on insulte, on humilie, on ne diffuse pas les droits de réponse ou en entrefilet à la page 10 entre une petite annonce immobilière et le cours de la bourse de Shangaï, si possible on este en justice pour obtenir la ruine de l’intéressé, nuire à l’image de son éditeur, voire faire interdire carrément un libelle ou une présence médiatique.
Cf Marie Joseph Chénier, Dénonciation des inquisiteurs de la pensée, Éditions Mille et une Nuits, avril 2011.
http://librairtaire.fr/wordpress/?p=718
[4]Cf Jean-Paul Dekiss, Jules Verne. Le rêve du progrès, Découvertes Gallimard, 1991/2004.