Ni faiblesse ni fébrilité : la fragilité navigue entre plusieurs signifiants. Si l’épopée a souvent glorifié la force, la vertu et le courage, n’est-il pas temps de lui redonner ses lettres de noblesse en vertu de ses ressources spirituelles ?
De l’Iliade aux films d’action contemporains en passant par la chanson de geste médiévale, la figure du héros se confond avec celle du belligérant, dont la force et les qualités morales sont exaltées. L’héroïsme est dès lors compris comme puissance virile et inébranlable. Dans l’imaginaire collectif, le héros ne peut pas et ne doit pas faillir. Pourtant, la flèche tirée par Pâris nous rappelle que dès l’antiquité, la faiblesse coexiste avec l’invincibilité. Achille n’est pas intouchable. Les sanglots d’Ulysse dans L’Odyssée nous le rappellent.
« Le culte de l’argent-roi est la conséquence de cette exaltation contemporaine de la force ».
Loin de la sagesse antique, la modernité a érigé le modèle de l’être présumé infaillible, débarrassé de ses angoisses et de toute forme de négativité. Ainsi, lorsque les performances d’un sportif diminuent, il est dans le doute. La fragilité d’une personne – physique ou psychique – doit être combattue coûte que coûte pour qu’elle reste qualifiée dans la grande compétition économique qui laisse les plus faibles sur le bas-côté.
Le culte de l’argent-roi est la conséquence de cette exaltation contemporaine de la force. Le culte de la richesse a pour corollaire l’élimination du moins valeureux. Du moins « courageux ». Pourtant, la conscience de notre fragilité est constitutive de notre humanité. Elle en est le fondement. La nier n’équivaut-il pas à rejeter l’humain dans son ensemble ?
Éloge de la fragilité
La définition du Littré est éclairante : « FRAGILE, FRÊLE., Ces deux mots sont, à l’origine, identiquement les mêmes, frêle étant la dérivation ancienne et régulière du latin fragilis, et fragile étant le calque fait postérieurement sur le mot latin. Mais l’usage a mis une différence entre les deux : fragile est ce qui se brise facilement ; frêle est ce qui se soutient à peine. Le verre est fragile, un roseau est frêle ». Nous songeons immédiatement à La Fontaine et à sa fable « Le Chêne et le roseau » et à Blaise Pascal : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. (…) Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien ». La force de l’homme est donc conscience de sa fragilité.
« De la naissance jusqu’à la crucifixion, la vie du Christ est en elle-même un témoignage de fragilité ».
Dans un essai remarquable publié chez Salvator (Le Souffle et le roseau), Marc Le Boucher pousse encore plus loin la réflexion. Face à la tentation transhumaniste, l’homme moderne perd le sentiment de sa propre finitude. Pire encore : « En dépit du bruit de nos portables, de nos voitures ou de nos avions, du vacarme de nos villes, n’est-ce pas ce sentiment de solitude fragile que nous éprouvons aussi ? ». A travers plusieurs intermèdes touchants, l’auteur délivre la clef pour comprendre l’oeuvre de plusieurs génies : Balzac, Bach (« marbre fissuré »), Mauriac (« roseau écrivant »). La fragilité, symbolisée par exemple par le Père Goriot, est incontournable pour mesurer l’immensité de leurs oeuvres.
Cet ouvrage nous rappelle que le christianisme repose sur la vulnérabilité de Dieu. L’auteur indique justement : « Car dans le concert des religions du monde, la note originale du christianisme n’est-elle pas de proposer tout au contraire un Dieu dont la puissance se déploie dans la fragilité ? ». De la naissance jusqu’à la crucifixion, la vie du Christ est en elle-même un témoignage de fragilité. La force spirituelle qu’elle dégage bouscule les volontés de puissance comme notre hybris contemporain, qui cherche à faire de l’Homme son propre but. Marc Le Boucher conclut d’ailleurs : « Comment ne pas voir que certaines de nos fragilités psychiques ou spirituelles tiennent souvent à un manque de vie intérieure habitée ? ».
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Le Souffle et le roseau, de Marc Le Boucher, aux éditions Salvator