share on:

Kheder fait partie de ces Yezidis persécutés d’Irak par les fondamentalistes de l’Etat islamique Daesch. Fort heureusement pour lui, il a pu obtenir depuis le mois d’août 2014 un visa pour la France.

Car les Yézidis au même titre que les Chrétiens sont devenus la cible des djihadistes qui cherchent à les éradiquer du Kurdistan irakien.

Le yézidisme est une très vieille religion prézoroastrienne remontant selon certains spécialistes à l’époque du roi Akkad (XXIV ° siècle av. J.C.). Ils croient en un Dieu unique et en la transmigration des âmes.

Comme les Chrétiens, ils pratiquent également le baptême et ont d’ailleurs avec eux de bonnes relations de voisinage. Ainsi depuis les persécutions anti-chrétiennes de la première guerre mondiale par les Turcs, les Yézidis les ont toujours protégés.

Kheder a 43 ans et vit depuis quelques semaines seulement avec sa femme et ses six enfants à Forbach, une ville située à l’est du département de la Moselle à proximité de l’Allemagne.

Les amis de l’association d’Aide Sociale et Humanitaire aux Yezidis (* ASHY) l’aident à l’intégrer dans ce nouveau pays, car il ne parle ni français ni d’ailleurs aucune autre langue que celle de son pays d’origine. (*19, rue Lepinseck 57600 Forbach – Association.ashy@gmail.com)

Mais c’est par la peinture qu’il compte principalement s’exprimer.

Fait majeur, son style est marqué par une violence qui résonne puissamment dans toutes ses œuvres.

« Ma peinture, dit-il,   a toujours été violente mais la montée du régime de Daech a renforcé cet aspect ».

thumb_IMG_1625_1024

Si effectivement la violence caractérise activement son art, en revanche il peut être également qualifié de surréel puisqu’il montre à la fois l’étrange, l’insolite voire l’insoutenable.

Ce sont les premières impressions qu’on éprouve au contact de ses toiles qui nous révèlent des visages mortifiés par l’angoisse et la peur.

Une telle dénaturation du quotidien nous plonge dans un récit inénarrable grâce à une signature presque dantesque mais sans le sens de la fête et du sublime puisque ne subsisteraient dans cet univers que l’effroi et la souffrance.

C’est un monde sans joie placé sous le signe d’un expressionisme sans concession. On pourrait aussi imaginer la scène comme un tableau fantomatique-ironique digne de l’école allemande de l’après guerre.

Mais ici  rien de comparable puisque le chromatisme ardent et la déformation des figures humaines nous conduisent à imaginer un spectacle beaucoup plus dramatique.

L’horreur est dans les yeux des personnages comme la trace visible de leur persécution.

Certains visages n’apparaissent même plus distinctement et n’offrent à voir à la place des yeux et de la bouche que les traces béantes occupées par des taches noires.

Par ailleurs le spectacle des corps qui s’entassent produit un phénomène d’oppression et d’étouffement générant un profond malaise.

On est proche d’un tableau de Munch qui nous montre la vie comme une danse vers la mort.

On retrouve d’ailleurs une technique similaire dans l’ondoiement chromatique qui génère le sentiment de panique du Cri.

Soumettre la forme à la déformation pour rendre visible une réalité, celle d’un peuple qui souffre.

 thumb_IMG_1639_1024

IMG_0702 Au final l’angoisse rend le peintre créatif. La forme n’est pas un but en soi, elle n’est qu’un moyen lui permettant de traduire ses visions en peinture.

Pour marquer encore plus parfaitement l’horreur, Kheder déforme volontairement les visages, la peau se tend et se distend comme un parchemin sur les os. La chair s’accroche et se disloque par lambeaux à un corps presque inexistant.

Le violent barbarisme se manifeste d’une façon plus puissante dans les tableaux de figures. L’artiste joue sciemment sur la torsion nerveuse des formes, avec les traits sinueux du pinceau pour traduire encore plus fortement cette tension dramatique. IMG_0708.JPG1

A côté des figures humaines, l’artiste convoque aussi des représentations animales comme celle d’un rapace, d’un loup ou d’un cheval. Tous ces animaux souffrent également et manifestent une grande agressivité. Mais dans toutes ces scènes, l’ennemi n’est jamais montré, il demeure anonyme, invisible . C’est la préfiguration de l’anonymat croissant de la guerre actuelle. Mais à quoi bon le montrer puisque le tragique est suffisamment présent dans les attitudes dramatiques et la puissance expressive des figures démantelées ?
Dans toutes ses toiles Kheder utilise une couleur pâteuse.

Celle-ci est le support de l’expression pour restituer cette réalité énigmatique et inarticulée.

Les trois couleurs primaires (bleu, rouge et jaune) participent à restituer cette atmosphère.

Certes la couleur est une notion très subjective. Ce qui évoque une sensation pour moi en évoquera une toute différente pour une autre personne. Mais l’emploi des couleurs primaires résulte chez cet artiste d’un choix délibéré pour développer les significations négatives produites par chacune d’entre d’elles.

Le rouge qu’il associe au feu et à la violence, le jaune au danger et le bleu à l’éternelle tristesse.

IMG_0709.JPG1

Dans le Cri de Kheder, on retrouve le même sentiment de panique que dans le Cri de Munch.

Ici l’homme semble disparaître à tout jamais. On reconnaît, certes, la forme de sa tête, de son cou et une partie de ses épaules mais déjà ses yeux ont disparu. Seule sa bouche grande ouverte laisse apparaître les dents impeccablement alignées de la  mâchoire.

L’artiste utilise sa peinture sous forme de filaments serrés et ondoyants pour constituer le derme du personnage. Cette technique permet de suggérer aussi la lacération.

Les mêmes traces ondulatoires du pinceau conduisent au néant, à la disparition progressive du corps.

Car ce corps tend à se fondre dans le décor situé à l’arrière et qui prend l’apparence d’un mur en briques ou d’un sol argileux qui craquelle.

A l’évidence tout cela traduit l’aspect fragile de l’existence humaine. Depuis Guernica, les aspects destructeurs de l’être humain peuvent devenir (hélas !) un événement plastique.

IMG_0700.JPG1 Lorsque l’artiste s’échappe de la figuration, on ressent une sorte d’apaisement. Les touches de peinture en s’éclaircissant créent un univers différent comme une retraite de l’artiste hors de la réalité, une fuite dans l’utopie ?

Ce travail révèle une technique très élaborée dans la façon d’orchestrer les couleurs. Le peintre réussit une belle harmonie et celle-ci est très significative, porteuse de sens.

Elle fait ressortir de son inconscient une structure qui permet de concilier des contradictions.

Et s’apparente à la grille, très connue des peintres cubistes.

On distingue effectivement dans ce tableau un ordonnancement quadrillé qui sous-tend les motifs de cette toile. Et cette grille que Kheder se propose de nous montrer peut se lire de deux façons.

Une lecture centrifuge : cette œuvre comme un simple fragment d’un ensemble plus vaste ce qui nous oblige à nous situer à l’extérieur de la toile, hors du cadre.

Une lecture centripède : la même œuvre nous conduit alors à nous concentrer vers l’intérieur. L’artiste ressent certainement ce besoin d’épanouissement qui passe par ces deux lectures. Retrouver un équilibre à l’intérieur de soi-même autant qu’à l’extérieur, voilà ce à quoi semble aspirer cet artiste.

Christian Schmitt

www.espacetrevisse.com

                                                                                                                                                                            IMG_0699

La galerie Têt’ de l’Art qui expose les œuvres de Kheder Haji Daham 70a, rue Nationale 57600 Forbach – lestetesdelart@hotmail.frwww.tetdelart.com

 

mm

Christian Schmitt

Critique d'art. Auteur de "l'univers de J.L. Trévisse, artiste peintre" (ed. Lelivredart 2008) et de trois autres ouvrages sur les vitraux réalisés par des artistes contemporains aux ed. des Paraiges: Jean Cocteau (2012), Jacques Villon (2014) et Roger Bissière (2016). A retrouver sur : http://www.espacetrevisse.com

Laisser un message