Le Président birman termine ces jours-ci une tournée diplomatique mondiale, notamment sur le Vieux Continent. Les rencontres au sommet se sont succédées, avec l’Union Européenne à Bruxelles, mais aussi des rencontres bilatérales avec les chefs des gouvernements norvégiens, autrichiens, finlandais, italiens et neo-zélandais.
Ancien Premier ministre de la junte militaire, le Président Thein Sein a accédé à la charge suprême en février 2011, lors d’élections considérées comme truquées par l’opposition aussi bien que par les observateurs. Pourtant l’ancien général s’est vu attribuer le surnom de « Monsieur Propre » par la presse occidentale, en récompense des réformes démocratiques mises en œuvre depuis 2011. La cadence des réformes a surpris tout le monde, parce qu’elles ont aussi promu l’ouverture économique et une meilleure répartition des ressources. Cerise sur le gâteau, le chef historique de l’opposition à fini par entrer au parlement. Il ne s’agit de nul autre que du Prix Nobel 1991, madame Aung San Suu Kyi, allée recueillir son prix à Oslo en février 2012.
Prenant acte de ces avancées, les États-Unis et l’Union Européenne ont levé une partie des sanctions commerciales qui frappaient Rangoon. Jusque là dépendante de la Chine et de la Russie, la Birmanie cherche à diversifier au plus vite ses partenaires pour échapper à la quasi tutelle instaurée par Pékin. Rebaptisé Myamnar en 1989 par la junte militaire, le pays est désormais considéré comme un nouveau « tigre asiatique » par les investisseurs.
La Birmanie est riche en ressources naturelles inexploitées: pétrole, gaz, bois exotique, cuivre et plus encore. Coincée entre l’Inde et la Chine, elle a un très fort potentiel économique avec aussi l’atout d’une main d’œuvre jeune et alphabétisée (à 92%), voire diplômée du supérieur (600 000 jeunes, bilingues anglais). Le pays a les cartes en règle pour sortir de l’emprise chinoise, qui reste incontournable au vu des 32 milliards de dollars en investissements et promesses d’investissement accumulés entre 2005 et 2011, avant l’ouverture, pour un PIB de 55 milliards en 2012.
Le message a été entendu. Le Ministre belge des Affaires Étrangères a rendu la politesse dès le 14 mars avec une visite de trois jours. Barack Obama lui-même a appuyé l’ouverture birmane à l’occasion du sommet Asie-Pacifique de l’année dernière, sommet qui a été largement interprèté comme une réorientation de l’Amerique: « la région Asie-Pacifique est absolument cruciale pour l’avenir de la croissance économique des États-Unis »
Les raisons d’une ouverture
Succès de la diplomatie du Secrétaire d’Etat Hillary Clinton, l’ouverture birmane était aussi dictée par la nécessité de contrecarrer les plans d’expansion chinois. En effet Pékin est pour ses exportations dépendant de plusieurs détroits stratégiques, détroit de Malacca in primis. Ses visées en Mer de Chine Méridionale ne lui attirent pas que des sympathies, des Philippines au Vietnam, de la Malaisie à l’Indonésie, encore moins à Singapour, État largement chinois qui ne se voit pas intégrer la mère-patrie à l’instar d’Hong-Kong.
La Chine finance des travaux d’infrastructure titanesques en Birmanie. Barrage hydroélectrique sur le fleuve Irrawady, ligne de chemin de fer visant à intégrer l’économie birmane au Sichuan ainsi désenclavé, et le port en eaux profondes de Sittwe, dans l’Etat de l’Arakan secoué par les troubles de sa minorité musulmane. La stratégie chinoise suit la doctrine dite « du collier de perles », une perle après l’autre pour sécuriser les routes d’approvisionnement énergétique et des exportations, de Hong-Kong au Moyen-Orient.
Les relations sino-birmanes sont en perte de vitesse depuis 2011. En parallèle de la tournée occidentale du Président Thein Sein, la Chine active sa diplomatie. Au 12 mars le financement pour une mine de cuivre géante est anticipé. Le 15 mars un ambassadeur expérimenté y est nouvellement nommé. Le même jour est signé l’accord pour le lancement des travaux sur l’Irrawady. Pour échapper à l’étreinte, un accord avec la Thailande crée une zone franche le long de la frontière commune, prévoyant d’y associer ultérieurement le Laos. Ce même jour encore le parti au pouvoir modifie la constitution permettant ainsi à Aung San Suu Kyi de candidater à la présidence de la république (son mari est étranger, ce qui la disqualifiait).
Pendant ce temps la Banque Mondiale met en œuvre un plan d’investissement de 80 millions de dollars en projets de développement; de grandes multinationales européennes -Shell, BP et la norvégienne Statoil- s’arrachent les permis d’exploitation. D’avril à décembre 2012 les investissement étrangers atteignent 800 millions de dollars.
Pour beaucoup d’analystes, à l’image de l’expert en relations sino-birmanes Yun Sun (Foreign Policy, janvier 2013), le « nouveau cours » de la junte birmane démocratisée n’est qu’un changement de façade. Pour lui, la manne financière reste solidement sous contrôle des militaires et de leurs proches.
Cette grille de lecture doit aussi être appliquée au regain de violence dans l’Etat Kachin, au Nord-Est du pays à la frontière chinoise. Après dix-sept ans de guérilla, un cessez-le feu était observé depuis juin 2011. La reprise des hostilités suite à la volonté du gouvernement de prendre par la force le contrôle d’une région stratégique cache probablement en sous-main la volonté de maintenir l’alliance stratégique avec Pékin.
Matériel militaire chinois à la main, les affrontements avec la guérilla ont provoqué une demi-douzaine de décès et le déplacement de plus de 100 000 civils. Le raidissement vis-à vis des minorités ethniques -la moitié de la population du pays- s’observe à toutes les frontières, notamment à proximité de la Thaïlande où vivent les Karen, et à proximité du Bangladesh où vivent les musulmans Rohingyas.
Ces derniers disent subir un nettoyage ethnique en règle depuis deux ans. Des ONG citent le chiffre de deux mille morts et des dizaines de milliers de déplacés. Comme souvent lors d’une guerre de l’information vrai et faux se mêlent, et une flambée de violence des musulmans du sous-continent indien a fait suite à la publication de photos de centaines de corps entassés, improprement attribués à l’armée birmane alors qu’il s’agissait de victimes d’un éboulement au Tibet.
Entre génocide et démocratie
L’armée birmane profite de cette confusion, renforcée par de sévères restrictions à l’accès de cette région, pour effectivement remodeler la géographie humaine au service de ses projets de développement. Cette action est servie par un discours idéologique niant l’autochtonie de la population musulmane. L’essentiel des Rohingyas serait issu des migrants bengalis employés par les entreprises anglaises au milieu du XXe siècle, plus dociles que la majorité bouddhiste en sourde résistance.
Professeur à l’université japonaise de Kanda, Aye Chan sillonne la région dont il est originaire pour diffuser cette théorie, tout en se gardant bien d’appeler à la malveillance. Pourtant, un vol, un viol ou le moindre règlement de compte dégénère en lutte ethno-religieuse dans laquelle l’armée prend systématiquement fait et cause pour la majorité bouddhiste. Au reste, le gouvernement ne considère même pas cette minorité comme faisant partie des 90 reconnues officiellement. Ce sont des étrangers, ayant vocation à repartir.
À contrario, les Rohingyas se sont attribués une filiation un peu rapide avec les marchands arabes qui fréquentaient les comptoirs de la côte depuis le XVIIe siècle. La mosquée la plus ancienne ne date-t-elle pas du XVIIIe siècle? La guerre des mémoires bat son plein, et d’autres expériences, de la Bosnie au Rwanda en passant par l’Abkhazie, montrent le rôle déclencheur de génocides qu’elle comporte. Non loin de là, l’État indien de l’Assam connait des poussées de violence en tous points symétriques, la majorité ne voyant pas d’un bon œil la poussée migratoire des Bengalis.
Faute d’alternative, personne ne conteste encore les silences d’Aung San Suu Kyi au point d’en réclamer la démission. Réélue début mars à la tête de l’opposition, des voix d’ONG étrangères mais aussi désormais de Birmans choqués se font plus pressantes. Une condamnation publique est attendue, et que sa liberté ne dépende finalement que du bon vouloir des militaires ne leur semble pas une raison suffisante.
Force est de constater l’habileté du nouveau pouvoir birman -successeur de la junte militaire, détentrice de droit du quart des sièges du parlement-, qui tire un profit maximal des cartes en sa possession. L’ouverture à l’Occident sans s’aliéner la Chine, la doctrine de l’autarcie désormais supplantée par celle de l’indépendance. En revanche, le calcul des États-Unis et de l’Union Européenne selon lequel l’ouverture économique et démocratique finira bien par bénéficier aussi aux minorités ethniques et aux victimes de l’arbitraire policier reste un brin hasardeux. Activiste Rohingya, Aung Aung n’a pas la moindre seconde pris en considération cet argument: « Le prix à payer pour une promesse de démocratie est un génocide: vous ne voyez pas le problème? »