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La série de concerts des « Vieilles Canailles » touche à sa fin. Christophe Bérurier a assisté à l’une de ces représentations et il n’en est toujours pas revenu.

En 1931, paraît une chanson intitulée agressivement  I’ll be glad when you’re dead. Le texte raconte la volonté de vengeance d’un homme dont la femme vient de tomber dans les filets d’un de ses amis. Cab Calloway, Louis Armstrong chanteront cette chanson pour en faire un immense succès du jazz populaire américain, version Big Band. En 1986, Eddy Mitchell prépare son album Eddy Paris Mitchell et décide avec Serge Gainsbourg d’adapter et de reprendre cette chanson en français sous le titre Vieille Canaille. En 2014, trois artisans des plus grands tubes de la chanson française se mettent d’accord pour mettre en scène un spectacle, Vieilles Canailles. Dutronc, Hallyday et Mitchell encore ensemble après leurs rencontres dans les arcanes du show business des années 60.

On le sait, ils ont eu du mal à se mettre d’accord. Sur le choix des chansons, sur le choix de l’interprète, en solo, duo ou trio ; rajoutez là-dessus les volontés égocentriques que l’on imagine. Johnny Hallyday au centre de la scène n’était sans doute pas un choix dû au hasard, ni lié à sa grande taille. Tous les journalistes n’y connaissant pas grand-chose en musique expliquent dans leurs feuilles de chou, que Jacques Dutronc est en retrait. Que sa voix est faible face à celle des deux autres. C’est méconnaitre un fait qui fonde la critique principale que l’on peut faire à ce spectacle : si c’est pour voir des vieux chanter du rock, Dutronc n’a rien à faire là, il aurait pu rester sous le soleil corse. Or, sa présence n’est pas anodine : c’est parce que Dutronc est présent, parce qu’il se fait rare, parce qu’il a toujours été en retrait face aux deux autres, que cette réunion ressemble plus au retour d’un French Rat Pak qu’à une réunion de vieux rockers. Le Rat Pak de Sinatra et ses acolytes montrait que l’on pouvait concilier show-business et rencontres artistiques, élégance et création, hommage et humour. Dutronc, Hallyday et Mitchell sur scène, c’est une rencontre au sommet qui provoque les mêmes effets.

Tournées des idoles, version luxe

Les critiques faciles peuvent se baser sur l’âge des trois artistes. On a pu lire une remarque qui brille par son manque d’élégance et son manque de respect sous la plume des apprentis journalistes de 20 Minutes à propos de leur grand âge. Ailleurs, dans les pages du Figaro.fr on s’étonne que ces spectacles ne fassent que peu réagir sur les réseaux sociaux. Cette série de concerts peut en effet sembler facile : public assuré, setlist attendue, efficacité totale courue d’avance. L’on peut s’étonner que les grands médias qui critiquent si aisément l’âge des trois hommes n’aient pas écrit un mot sur le prix des places pouvant paraître prohibitifs. Sans doute, ont-ils été invités. Pour des artistes n’ayant plus rien à prouver, le gain financier semble avoir été l’un des critères de choix sur la liste des arguments pour encourager à la concrétisation du projet. Le producteur Valéry Zeitoun a pu dire que Johnny, Eddy et Jacques faisaient cela pour se faire plaisir, pour être ensemble sur scène. Sans doute. À 90 euros le premier prix et à 250 le carré or, le plaisir en est décuplé.

Ce spectacle des Vieilles Canailles apparaît comme l’antidote absolu au jeunisme ambiant. Le public et les artistes rentrent dans la même moyenne d’âge et ces artistes ont une élégance rare ; celle d’être conscients de leur âge. Il n’est pas question de faire jeune. Au contraire : Dutronc n’ayant pas la puissance vocale nécessaire pour les élucubrations rock se fait charrier par ses camarades qui l’encouragent à aller s’asseoir au bar, sur scène. Bien sûr ces trois-là ne vivent plus que sur leurs tubes passés et ne révolutionnent plus la musique française. Ils ont fait leur part de révolution musicale. Voir chanter Dutronc, Mitchell et Hallyday en même temps, c’est entendre une bonne partie des tubes qui font la musique populaire française. C’est entendre des artistes sans qui la musique rock en France n’aurait pas le même poids ni la même richesse. Oui ce spectacle fleure bon la nostalgie d’une époque bénie pour un pays qui ne l’est plus. Il reflète une époque où la musique était faite avec de vrais instruments par des gens qui avaient d’abord un amour viscéral du son et du rythme. Si être un vieux con c’est reconnaître que ces trois hommes sont de très grands artistes, bouffis de talent, si c’est reconnaître qu’aujourd’hui personne ne leur arrive à la cheville ; j’assume fièrement d’être un vieux con.

L’unique génération dorée du rock

Nés pendant la Seconde guerre mondiale, Johnny Hallyday, Eddy Mitchell et Jacques Dutronc font partie d’une génération dorée, gâtée. Certes ils ont dû en baver, durant leur prime jeunesse, mais avoir 20 ans au début des années 60 en France, c’est vivre une époque de plein emploi, un temps où la jeunesse est un concept qui apparaît, un moment où on attend qu’une chose : l’explosion de la culture populaire, massive. Cela va se faire grâce aux rockeurs Johnny et Eddy et au plus cynique des Yéyés, Dutronc. Ils sont la génération du rock’n’roll. À l’âge où l’on n’est pas sérieux, ils ont eu la chance d’avoir comme primes émotions musicales, l’arrivée du mastodonte américain : sa musique, son cinéma, ses légendes. Ils n’avaient plus qu’à se baisser pour ramasser. Après eux, les rappeurs feront la même chose. Cette appartenance à la seule génération française à avoir vécu l’arrivée du rock’n’roll en France, fait d’eux les seuls artistes capables de chanter « Be bop a lu la » avec leurs tripes. Ils n’ont pas la volonté de faire rock’n’roll, ils ont grandi avec lui, ils sont ses enfants. Johnny Hallyday est la copie du modèle américain, avec tous ses clichés. Eddy Mitchell est l’enfant terrible de la musique rock’n’roll et du cinéma américain du moment. Jacques Dutronc a donné à la culture rock en France son élégance française, son gène dandy.

La force de ce spectacle réside dans cette appartenance à la génération du rock’n’roll français. Ils ne sont pas une pale copie du modèle américain mais réussissent à en être la version française. Après eux, la musique rock’n’roll ne sera plus représentée que par ceux qui veulent faire comme. C’est leur force : la musique pop française passe par eux. Les vieilles Canailles donnent une leçon. Nous retiendrons l’énergie, la puissance vocale et le charisme, mais nous n’oublierons pas hélas les nombreux petits problèmes rythmiques de Dutronc et de Hallyday. Nous n’oublierons pas que dans les petits discours bien préparés entre les chansons, aucun des trois artistes n’aient rendu un petit hommage à la plus canaille des vieilles canailles : Serge Gainsbourg avec qui Eddy Mitchell avait repris le titre du même nom. On pardonne à Monsieur Eddy ce petit manque de nostalgie : il est rythmiquement, scéniquement et vocalement dans une parfaite maîtrise, au dessus des deux autres, ce qui le place sur le trône du roi légitime du royaume des Vieilles Canailles. Puissions-nous finir comme eux.

 

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Christophe Berurier

Christophe Berurier est professeur. Il aime les mots et le vélo.

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