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Monsieur le Sénateur,

C’est avec étonnement que j’ai pris connaissance de vos calculs concernant le temps de travail des professeurs agrégés et certifiés. N’étant pas un fin spécialiste de la question, je ne contredirais pas les chiffres que vous avez dû glaner dans quelques rapports élaborés par de précieux conseillers.

Il m’a été donné, voilà quelques semaines, de me rendre dans la vénérable maison au sein de laquelle vous exercez votre métier de sénateur. Après avoir montré patte blanche et passé quelques portiques de sécurité, je me suis promené dans les allées du Palais du Luxembourg, avant de me rendre dans un magnifique bureau au plafond resplendissant. J’étais sous les ors de la République. Par les fenêtres, je pouvais apercevoir les gens déambulant tranquillement dans les allées du jardin. Pas un bruit. On entendait seulement les lattes brillantes du plancher séculaire craquant sous nos pas. Après avoir dégusté un petit gâteau dans une discrète cafétéria où des hommes aux tabliers blancs s’empressent de combler vos moindres désirs et où passent et repassent des hommes en cravates, portant d’impressionnants dossiers sous les bras, j’ai quitté ce cocon et me suis retrouvé plongé dans l’agitation de la rue de Vaugirard qui longe le Sénat. Cette parenthèse enchantée a fait naître en moi un trouble. J’ai compris tout à coup que nos représentants vivaient dans un monde à part, loin de notre réalité, beaucoup moins reluisante que les lambris dorés des Palais de la République.

Je suis professeur – celui qui, littéralement, parle devant les élèves ; quel noble terme ! – depuis neuf ans. J’ai exercé ce métier durant six années en tant que professeur certifié avant d’obtenir l’agrégation de Lettres classiques que j’avais manquée à deux reprises alors que j’étais étudiant. Vous raconterai-je les sacrifices qu’il m’a fallu faire pour obtenir le précieux sésame ? Tout en assurant mes dix-neuf heures de cours hebdomadaires, tout en continuant à préparer mes cours afin de les adapter à mes jeunes élèves dont le niveau varie chaque année, tout en corrigeant les commentaires, les dissertations, les « rédactions », les interrogations, tout en recevant les parents afin de préparer l’orientation de leur enfant, tout en accompagnant un atelier théâtre avec une vingtaine d’élèves, j’ai poursuivi inlassablement la lecture des œuvres au programme de la fameuse agrégation. J’ai sacrifié tout mon temps libre afin d’être capable de traduire des textes latins et grecs ou bien de traduire des textes français en latin ou en grec ancien. Mais ce fut aussi un réel plaisir de pouvoir remettre un pied à l’université, d’avoir des discussions profondément intéressantes avec nos collègues de l’enseignement supérieur.

« Mais voici que surgit la déesse Economie, voici que les fondements du temple des Finances tremblent et que s’agitent les milliers de technocrates peuplant l’antre de Bercy. Le voilà, le véritable problème ». 

J’ai donc obtenu l’agrégation. Finies les dix-huit heures hebdomadaires ! Mon emploi du temps a été amputé de trois heures ! Même si mon temps de présence au lycée n’a pas diminué – quel professeur n’a pas rêvé, en riant, de compter en heures supplémentaires ses nombreuses « heures de trou » ! -, j’ai pu reprendre sereinement mon travail doctoral interrompu. J’ai pu retrouver le chemin de la bibliothèque et des théâtres tout en continuant à partager ma joie de la littérature et des arts vivants avec mes élèves. J’ai retrouvé l’énergie de mes débuts et ai recommencé à construire des projets. Pourquoi vouloir aligner les professeurs agrégés sur les professeurs certifiés ? C’est une question d’égalité, dites-vous. Je reconnais qu’il est totalement absurde que des professeurs qui font le même métier n’aient pas le même temps de travail face aux élèves. J’en ai fait moi-même l’expérience, à la fois en tant que professeur certifié et agrégé. Mais votre réflexion, guidée par des impératifs économiques, s’égare et fait fausse route. Renversez le problème ! Pourquoi n’aligneriez-vous pas les professeurs certifiés sur les professeurs agrégés ? Mais voici que surgit la déesse Economie, voici que les fondements du temple des Finances tremblent et que s’agitent les milliers de technocrates peuplant l’antre de Bercy. Le voilà, le véritable problème. Le voilà, le problème qui a fait naître ces classes monstrueuses de lycée où se côtoient les enfants en échec scolaire au collège, ceux qui ont été refusés dans une formation professionnelle, ceux qui ne croient plus en l’école, ceux qui, après un mois de cours, ont abandonné les projets qui leur tenaient à cœur. La République a voulu accueillir tous ses enfants en considérant qu’il suffisait de leur répéter à longueur de journée qu’il faut être tolérant et respectueux, oubliant que la tolérance et le respect, comme toutes les valeurs, ne s’enseignent pas.

Nous sommes des professeurs. Nous sommes aussi d’éternels étudiants. Nous transmettons ce que nous apprenons. Je ne réponds, en tant que professeur, à aucun « contrat d’objectifs » (on a vu fleurir récemment, dans les établissements secondaires, ces étranges feuillets qui transforment lentement mais sûrement les écoles de la République en entreprises d’Etat) ; mon seul objectif est de permettre à chacun de mes élèves de quitter l’école en comprenant le sens de chacun de ses actes et de chacune de ses décisions. Cela est désormais impossible.

Un acte fort serait d’unir et de réunir les ministères de la Culture et de l’Education, car vous,  dirigeants politiques, vous êtes responsables de l’éducation de nos enfants mais aussi de l’éducation de ces milliers de professeurs qui travaillent chaque jour à faire vivre la culture. Ou alors, faut-il croire, comme Etienne de La Boétie, que l’Etat français, à l’instar du « Grand Turc », « s’est bien aperçu que les livres et la pensée donnent plus que toute autre chose aux hommes le sentiment de leur dignité et la haine de la tyrannie. » ?

Croyez, Monsieur le Sénateur, en mon dévouement le plus total, non plus à cet Etat et ses représentants qui trahissent leurs enfants, mais aux enfants eux-mêmes qui attendent que les Pères de la République se montrent enfin dignes et courageux.

 

 

Charles Guiral

Charles Guiral

Charles Guiral est professeur de Lettres classiques dans un Lycée de la région bordelaise. Sans aucune autre qualification, il ose s'intéresser aux lettres et à l'art, de façon générale. Les voyages ne l'intéressent pas.

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