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Le 11 janvier 2015, en réponse aux attentats commis en France et notamment pour rendre hommage aux membres de l’équipe de Charlie Hebdo exécutés par les frères Kouachi, des millions de manifestants ont défilé dans les rues.

Si l’homme est un animal grégaire, comme l’indiquait Aristote, il l’a de nouveau montré dimanche dernier. Rangés sous la bannière « Je suis Charlie », les citoyens, les partis politiques et les représentants religieux se sont unis le temps d’une marche pour dire non au terrorisme et oui à la liberté d’expression. Il n’est pas question à travers ces quelques lignes de dénigrer le fait de manifester (qui est un droit voire un devoir, il est, comme le droit de vote, l’expression totale de la démocratie), mais il convient toutefois d’interroger sinon les travers, du moins les symboles de ce défilé.

Je suis Charlie : un slogan ontologique

C’était donc le cri de guerre du ralliement hétéroclite, « l’esprit du 11 janvier » comme l’a proclamé notre inénarrable Premier des ministres Manuel Valls.  Sur Twitter, le nombre de tweets avec ce hashtag a d’ailleurs pulvérisé tous les records laissant les illustres  effusions planétaires comme « Yes we can » ou « Not in my name » sur le carreau numérique.

Il était impératif pour la société du spectacle de faire comme à son habitude dès qu’un mouvement traverse la société

L’utilisation du verbe être n’est pas anodine, en ce qu’elle renvoie au « Je pense donc je suis » de Descartes. Je pense donc je suis Charlie aurait pu, d’ailleurs, être inscrit sur les pancartes et les banderoles.

Un « Je suis » proclamé par la foule est un oxymore, car toutes les individualités se nient elles-mêmes en déclamant ces deux syllabes, mais par-delà cette dichotomie, c’est bien le travail de définition d’une ontologie dans l’urgence qui a été intéressant à étudier durant ce très court laps de temps. Il était impératif pour la société du spectacle de faire comme à son habitude dès qu’un mouvement traverse la société et qu’il aboutit à une présence massive dans la rue : effacer toutes les différences, chanter les louanges du « Tous identiques » et louer sans relâche le bonheur d’être nombreux, de faire nombre dans le seul but de conjurer le Mal.

Les journalistes chargés des commentaires lors des éditions spéciales y sont bien entendu allés de leur « esprit festif » et « moment intense de communion » pour mieux rendre joyeux un évènement dont la tragédie n’a pourtant pas fini d’occuper les consciences. « Je suis Charlie » est donc devenu la masse anonyme qui danse, chante, s’identifie à l’Autre par principe et raisonne par slogan. Comme après les cortèges euphoriques de France 98 qui exhortaient tout un chacun à se dépouiller de ses particularités pour incarner la Pluralité festive encensée à la télévision, « Je suis Charlie » s’est imposé comme l’Être fédérateur d’une époque trop émotive pour ne pas dire fragile. Un nouvel être pour une nouvelle ère de la Joie binaire : il ne suffit plus de se rassembler pour dire oui au souverain Bien, il faudra également aller à République pour dire non.

Le spectacle de l’Histoire avant l’histoire

C’est parce que la foule moderne rassemble et triomphe du malin qu’elle a pu accueillir en son sein des personnalités aussi diverses que David Cameron, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou ou le palestinien Mahmoud Abbas. Ce rassemblement planétaire de dirigeants et de chefs religieux pour rendre hommage à des libertaires-anarchistes, ne manquait pas de sel pour qui préfère se préserver des effusions de la multitude.

Espace, temps, mémoire : tout semble effacé pour qu’advienne le seul règne de l’indignation générale.

Il ne manquait plus qu’un esquimau en tête de cortège tenant le bras d’un taliban repenti pour que la Fête soit enfin universelle.

Dès le vendredi, le gouvernement distribuait ses cartons d’invitation ou rayait certains partis de sa liste : il ne fallait aucune dissonance parce qu’il allait s’agir d’un « rassemblement historique » (comprendre : CNN, BFM TV et la BBC seront tous là), avant que l’évènement n’ait eu lieu. En d’autres termes, il n’est plus question de laisser le soin à la postérité de faire le tri entre les différents évènements pour n’en transmettre que les plus remarquables mais d’en définir un à l’avance qui traversera les âges, puisqu’il transcende déjà les clivages et les frontières. Espace, temps, mémoire : tout semble effacé pour qu’advienne le seul règne de l’indignation générale.

Il fallait donc s’y rendre, puisque cela allait marquer l’Histoire. Cela valait bien une tendre rébellion sur Instagram, grâce à trois selfies ornés du hashtag de bon aloi pour affirmer cette supra-citoyenneté qui se conquiert dans la cohue. L’Historique avant l’Histoire, donc. Étant donné qu’il n’est déjà plus permis d’effectuer la moindre référence aux héritages du passé, il est à présent convenu de nier le futur puisque nous serions déjà, en acte, ce futur. L’historique se décrète, il se vit puis se raconte comme moment d’Histoire : telle sera la nouvelle conception du Temps, spectaculaire et médiatique. Même s’il y aura toujours un avant et un après 7 janvier 2015.

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Julien Leclercq

Fondateur du Nouveau Cénacle et auteur de "Catholique débutant" paru aux éditions Tallandier.

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