L’humoriste a manqué l’occasion de se défaire de son personnage et risque de le payer au prix fort.
« Charlie Coulibaly ». L’insupportable oxymore, l’impardonnable provocation. Celle qui revient à faire l’apologie du terrorisme – une fois de plus et un peu plus d’un mois après un durcissement de la législation sur le sujet -, qui l’a envoyé tout droit en garde à vue et qui, par-delà les dommages colossaux portés à l’image de son auteur, pourrait faire passer Dieudonné par la case prison.
Pléthore de ses fans ne s’y sont cette fois pas retrouvé. Beaucoup, à l’image de « L’avocat du diable », auteur d’une brillante lettre ouverte dans L’Express, lui ont tourné officiellement le dos après lui avoir tout pardonné. Y compris, pour ne citer qu’elles, la participation du négationniste Robert Faurrisson à un sketch durant lequel il faisait remettre un prix par un homme déguisé en détenu de camp de concentration et la sortie de l’ancien comparse d’Elie Semoun après l’exécution par l’Etat Islamique du journaliste américain James Foley. Dieudonné s’était en septembre dernier fendu d’une vidéo douteusement intitulée « Feu Foley » dans laquelle il qualifiait la décapitation de… « progrès » vers « l’accès à la civilisation ». Et de s’en prendre aux parents du martyr : « Détendez-vous ! Vous commencez à accéder à la civilisation ! C’est pour votre bien, pour que doucement vous appreniez des choses que vous ne comprenez pas encore. Vous savez, la plupart des gens n’en ont rien à f… »
Last but not least, l’humoriste avait fustigé « la mafia des Rothschild », comprenez les dirigeants occidentaux, lesquels ont eu le tort de s’émouvoir de cette exécution, mais n’ont pas hésitéà procéder à celles du colonel Kadhafi en Libye ou de Saddam Hussein en Irak. Il fallait oser établir un parallèle entre un journaliste d’une part et deux dictateurs d’autre part (quand bien même ces derniers avaient, disons-le tout net, le mérite de ne rien entendre à ce fondamentalisme islamiste qui fait tant de dommages aujourd’hui).
Dieudonné et les différences avec Charlie Hebdo
Hélas pour Dieudonné, chaque Etat de droit est régi par des lois et même en France, patrie des droits de l’Homme et du multiculturalisme, il n’est pas possible de tout dire et de s’abriter indéfiniment derrière le si commode couvercle de la liberté d’expression. Comme l’a dit son grand pourfendeur Manuel Valls, « il ne faut pas confondre cette dernière avec l’antisémitisme, le racisme, le négationnisme ». Et Le Monde de préciser ce mercredi matin : « les principales limites à la liberté d’expression en France relèvent de deux catégories, la diffamation et l’injure, d’une part ; les propos appelant à la haine, qui rassemblent notamment l’apologie de crimes contre l’humanité, les propos antisémites, racistes ou homophobes, d’autre part. »
Les différences avec le « cas » Charlie Hebdo sont par ailleurs plus nombreuses qu’il n’y paraît sur le papier.
D’abord, Charlie Hebdo, pour « borderline » qu’était et restera l’hebdomadaire, n’a pas fanfaronné après les horreurs perpétrées par Daesh. Le journal n’a pas non plus osé trouver des excuses à ces tristes sires. Fervent partisan de la laïcité, certes à sa manière bien à lui, il s’est borné à caricaturer toutes les religions et force est d’admettre que l’une d’entre elles l’a davantage mal pris que les autres. Bien avant l’épopée sanglante des frères Kouachi, la protection policière de feu Charb n’était-elle pas consécutive aux menaces très explicites de musulmans à la susceptibilité prononcée ?
Ensuite, Charlie Hebdo n’a jamais associé son nom à un ou des terroristes.
Enfin, l’auditoire de l’humoriste est autrement plus important que celui de l’hebdomadaire, même si la donne pourrait bien changer avec les événements tragiques de ces derniers jours. Dieudonné avait à ce titre un devoir moral de retenue qui consistait à ne pas venir ajouter de l’huile sur le feu, lui qui sait mieux que quiconque que la minute de silence pour les morts de Charlie Hebdo n’a pas fait l’unanimité dans les établissements scolaires et que tous les musulmans n’ont pas condamné l’attentat de la rue Nicolas Appert.
Responsable et coupable
La satire est une chose et tend par définition à chatouiller les âmes sensibles. La provocation en est une autre, plus globale, et doit être elle aussi manipulée avec précaution. Gratuite, elle peut susciter l’incompréhension voire pire. Dans un contexte exceptionnel d’une unité nationale qui l’a été tout autant, quand bien même celle-ci serait illusoire et éclaterait très vite, indépendamment de la présence dans le cortège des officiels de dirigeants peu enclins à l’ouverture au sens large, elle peut littéralement tuer la notoriété, le prestige et discréditer son auteur ad vitam aeternam.
Prisonnier de son personnage, Dieudonné l’est sans l’ombre d’un doute. Il est surtout responsable et coupable. Parce qu’ils étaient des centaines de milliers voire plus à l’écouter (il s’en trouvera encore beaucoup pour le soutenir ou au moins lui trouver des circonstances atténuantes tout aussi sujettes à caution que celles d’autrefois) et parce qu’il sait bien que son discours de « diviseur commun » est apprécié de personnes préjudiciables à un pays qui aspire à davantage d’apaisement. Parce qu’il est assez intelligent pour connaître la portée des mots et parce que son public est en grande partie constitué de jeunes déjà (mal) conditionnés ou sur lesquels il n’est pas besoin de souffler très fort pour qu’ils basculent définitivement dans le rejet de la France, de l’autorité et des Juifs.
Piteux jusqu’au bout, l’humoriste a adressé une réponse au ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve dans laquelle il a pris une posture victimaire que d’ordinaire il ne renâcle pas à critiquer dans tous ses spectacles. Morceaux choisis : « depuis un an, l’Etat m’a dans le viseur et cherche à m’éliminer par tous les moyens […] Plus de quatre-vingt condamnations se sont abattues sur moi et mes proches. Depuis un an, je suis traité comme l’ennemi public numéro un […] Dès que je m’exprime, on ne cherche pas à me comprendre, on ne veut pas m’écouter. »
On a connu Dieudonné plus inspiré et un enfant surpris les doigts dans un pot de confiture n’aurait pas renié cette missive. On relèvera aussi son silence assourdissant quant à sa propension à recourir aux dons de ses fans pour s’acquitter de ses amendes. Qu’il « soit » ou « se sente » Charlie Coulibaly n’a pas d’importance, contrairement à ce que ce que ses « supporteurs » prétendent : dans les deux cas, un carnage antisémite est avalisé.
Puisse-t-il être épargné, lui, pour que les Français ne se sentent pas obligés de scander « Je suis Dieudonné ». Même si on peut espérer que nombre de nos concitoyens ont désormais compris que son usage de la liberté d’expression est autrement plus dangereux que celui qu’en fait « Charlie ».