Elle ne passe plus ces derniers temps, la pilule. Accidents vasculaires cérébraux, déremboursement ou campagne de communication, la pilule est devenue, au fil des ans, la bique émissaire des contraceptifs. Analyse du revirement d’un médicament qui, pourtant, a donné lieu à une discrète mais profonde révolution dans la vie des femmes du XXe siècle.
Si Stefan Zweig avait à récrire Vingt-quatre heures de la vie d’une femme après les années 60, sans doute eût-il dû rajouter la scène quotidienne de la prise de la pilule, définie d’elle-même par l’article. Le cachet rond et la plaquette mensuelle, description banale d’un rituel féminin aussi répétitif que l’habillage des chaussettes. Cette méthode contraceptive est d’ailleurs encore plébiscitée par 55% des femmes françaises, même si ces chiffres tendent à baisser.
Mais qu’est-ce donc que la pilule ? La pilule est par définition, et quand bien même on se refuse à la voir comme telle, une forme de castration chimique : en bloquant le processus de l’ovulation, elle permet aux femmes de ne pas avoir d’enfant si elles le souhaitent, tout en n’annihilant pas (évidemment) le désir. Mélange d’hormones de synthèse, elle fut créée aux Etats-Unis par un certain Dr. Gregory Pincus, en 1956. Sa commercialisation en France ne commença pourtant qu’en 1967, avec le vote de la loi Neuwirth qui autorise la contraception sans toutefois valider son remboursement par la Sécurité Sociale. 1967, c’est aussi, et ce n’est pas anodin, l’année de l’indépendance économique des femmes, avec le droit d’ouvrir un compte bancaire au nom de Madame (au grand dam des messieurs trop économes). Puis, en 1974, les mineurs ont officiellement accès au précieux médicament.
Il peut, de prime abord, sembler réducteur de qualifier de progrès, et de gain d’indépendance, l’ingestion forcée et journalière d’une pilule qui supprime temporairement à presque 100% tout risque de grossesse. Pourtant, c’est bien une conquête d’indépendance ontologique et sociale qu’apporte la pilule dans la vie des femmes.
Victoire des Femmes : une petite pilule pour l’humanité, un grand pas pour la Féminité
Il y a les trois blessures narcissiques de l’Homme selon Freud, mais il y a aussi, plus tardive mais non moins décisive, la victoire narcissique des femmes : la pilule. En effet, pour la première fois, en respectant les doses prescrites, il apparaît bien que les femmes peuvent se libérer de leur nature, de cette nature profonde sur laquelle elles n’avaient aucune prise et dont l’unique manifestation physique était un flux de sang menstruel chaque mois, et en latence, ce danger dont toute femme connaît la peur trouble : la grossesse non-désirée. Tout ceci grâce à ce petit élément physique, à la fois visible et discret qu’est la pilule. Devenir Superwoman par petite dose de kryptonite quotidienne, telle est aussi l’enjeu de ce médicament, qui, s’il n’a pas sauvé des vies au même titre que la pénicilline de Fleming, a du moins sauvegardé des parcours de vie.
Certes, d’autres méthodes contraceptives existaient déjà bien avant la pilule, et, plus contraignantes et moins sûres, elles permirent malgré tout, aux Etats-Unis, le birth-control (fin du XIXe, début du XXe). Mais avec l’avènement de ce comprimé, à l’efficacité quasi-infaillible, tout devient possible (même si le slogan est un peu anachronique). Bref, la vie des femmes dans son intimité et dans son ensemble (développement d’idées individualistes, et de courants féministes…) peut enfin évoluer.
Tout devient scientifiquement maîtrisé, régulé et normé par la plaquette métallique de 21 jours. Sans oubli, la femme passe de potentielle victime passive et forcée de sa Nature à un rôle plus proche du gestionnaire : elle gère son patrimoine intime et la situation est parfaitement maîtrisée selon sa volonté. Prendre la pilule engage alors un choix de vie : celui de ne pas devenir mère avant de l’avoir décidé sciemment, et, dans les meilleurs conditions, généralement à deux. Plus de pression extérieure, plus de mariage de (dés)amour forcé par un écart d’une nuit, et la possibilité d’établir ses priorités, et notamment de réserver un temps à sa carrière. La pilule a donné aux femmes, dans les années 70, une vrai légitimité de sujet, d’individu agissant sur son propre corps pour en disposer tel qu’il l’entend et selon ses propres désirs.
Plus largement, la pilule donne enfin aux femmes un pouvoir peut-être encore plus fort que celui des textes de loi. Celui d’être, et surtout d’être ce qu’elles souhaitent devenir, autant sur le plan professionnel, en maîtrisant les moments de leurs vie où elles décideront d’avoir un enfant ou non, mais aussi sur le plan du désir, celui d’aimer librement qui elles souhaitent, et de ne pas en rester au premier goujat venu. Son destin, dès lors, ne se joue plus sur un coup de dés : il est guidé par ses propres décisions.
La pilule aujourd’hui : la complainte du progrès ?
Toute affaire de gestion, même celle de la pilule, cache souvent une bulle spéculative. Comment, en effet, ne pas éprouver une certaine omnipotence quand s’ouvre la possibilité de maîtriser parfaitement le grand continent noir de son intimité ? L’hybris s’est naturellement inséminée dans l’usage qui a été fait de la pilule au cours des années, et les professionnels comme les patientes ont péchés par excès de certitudes. Et voilà, fin 2012, avec la révélation des risques de thrombose accrus liés aux pilules de 3ème et 4ème génération (l’affaire Marion Larat, victime d’un AVC suite à la prise de la pilule de 3ème génération avait mobilisé les médias et inquiété l’opinion publique), que l’omission scientiste apparaît au grand jour : l’hégémonie de la Science (et de grands groupes pharmaceutiques) tend à nous faire penser qu’un médicament est sans risque pour la santé, et qu’il nous permet de guérir. C’est oublier qu’ingérer tout type de comprimé n’est jamais sans danger, et les notices d’effets secondaires typographiées au microscope, jamais lues, sont là pour le rappeler. Même la Science est faillible.
De plus, la popularité de ce médicament tend à le faire considérer, au même titre que les règles, comme un rite de passage du stade de fille à celui de femme. C’est se méprendre sur le fait que la physiologie ou la science n’engage en rien la féminité et son acceptation intime dans toutes ses nuances, comme la virilité elle-même n’est pas un processus que l’on maîtrise de façon innée. On comprend aujourd’hui les processus en jeu dans un phénomène tel que les règles et l’on arrive à les expliquer clairement, en classe de 4ème ou dans le programme de Sciences et Vie de la Terre des Terminale S. Mais les vivre dans son intimité est bien différent, de même que le fait de permettre des relations sexuelles sans crainte de grossesse non-désirée n’en fait pas un acte inconséquent.
Plus qu’un contraceptif, la pilule est devenu un médicament féminin tout-usage : il diminue l’inconfort des règles, ou s’avère efficace dans les traitements de l’acnée sévère (Diane 35). Dès l’adolescence, le comprimé est quelquefois prescrit par principe de précaution (de manière justifiée ou non). Or, de même que la banalisation du discours concernant l’IVG peut mener à des dérives, de même, cet accès généralisé à la pilule « miracle » fait qu’on oublie facilement les limites de ses champs d’action. Elle ne préserve pas de tous les risques, et notamment de celui des maladies sexuellement transmissibles. Par ailleurs, un seul oubli peut être lourd de conséquences.
Et l’Etat d’alerter à coup de campagne de communication pour rappeler que la pilule n’est pas le moyen providentiel de contraception. Sans doute l’oubli de pilule est responsable d’un nombre trop important d’avortements. Mais l’argument économique est aussi à prendre en considération. En observant les chiffres entre décembre 2012 et mars 2013, on constate que les pilules les plus sollicitées sont aussi celles qui sont remboursées (1ère et 2ème génération). Ces dernières sont généralement davantage prescrites par un médecin généraliste, de plus en plus souvent sollicité pour ces ordonnances du fait de la démographie médicale et par un gynécologue spécialiste (dont le prix de la consultation peut être prohibitif). « Choisir sa contraception », c’est aussi choisir un contraceptif et plus si affinités économiques, voire, pour les jeunes, ne pas en choisir du tout. Quant au pilules de 3ème et 4ème génération (et notamment à Diane 35, interdite de mai à juillet 2013 suite aux révélations, pourtant déjà connues du public scientifique, sur les risques liés à la prise de ces pilules), elles ont suivi une diminution de 75%. Prise de conscience des risques et d’autres possibilités en matière de contraception, mais aussi jeu de la peur, des idées reçues persistantes sur la prise de poids liée à la pilule ont fait des ravages auprès du public féminin, en versant quelquefois dans l’irrationnel, donnant lieu à des articles contradictoires selon la période de rédaction (Diane 35 : gynécologue, pourquoi je refuse de prescrire cette pilule 31/08/2013 et Pour quelles femmes la pilule est-elle vraiment dangereuse ?, 12/02/2013, plus mesuré sur les risques encourus).
Quoi qu’il en soit, la pilule, objet banal d’importance capitale encore plébiscité par près de 5 millions de françaises, comme tout autre moyen de contraception, doit rester un choix libre et personnel propre à chaque individu, en évaluant les risques encourus, et en pesant le pour et le contre… La polémique qui volète encore discrètement autour de ce progrès scientifique controversé nous enseigne néanmoins la prudence et la prise de recul. Mais attention… il paraîtrait, messieurs, qu’une certaine pilule bleue est encore plus dangereuse…