Partagez sur "La Gazette du temps qui passe – VOL. 6 : Pour l’amour des livres"
Pierre Bergé se sépare de sa bibliothèque. Dans quelques semaines, les 1600 ouvrages que contient sa bibliothèque quitteront la rue Bonaparte, dans le 6e arrondissement de la Capitale, pour rejoindre une maison de vente aux enchères. Pourquoi dilapider ces trésors de bibliophilie accumulés au fil des années ? « Je vends parce que je suis arrivé à l’âge où il faut faire du nettoyage dans sa vie. Je suis lucide. »
J’ai toujours aimé les bibliothèques. A dire vrai, dès que je me rends dans une ville que je ne connais pas, il n’est pas rare que je visite la bibliothèque publique ou municipale et que je m’imprègne de ces lieux si particuliers. Il y a quelques années, à Boston, je m’étais rendu à la Public Library afin de visiter ce bâtiment du XIXe siècle. J’avais été étonné d’y trouver une édition originale des œuvres de Voltaire. L’esprit français avait traversé l’océan pour gagner les sombres profondeurs d’une bibliothèque américaine. Tout n’est peut-être pas perdu.
Aussi loin que mes souvenirs me portent, j’ai été, pour la première fois, fasciné par la bibliothèque de mon grand-père, alors qu’il habitait encore rue Bonaparte, à quelques pas des trésors de Pierre Bergé. Tous les murs de cet appartement, situé au dernier étage de l’immeuble, étaient couverts de livres. Dans la salle à manger se trouvaient les livres les plus précieux, notamment les magnifiques ouvrages de Jules Verne publiés dans l’édition Hetzel et leur célèbre couverture d’une belle couleur vermeille. J’apercevais ces livres derrière les vitres d’une bibliothèque fermée à clé. En revanche, aux murs du salon, on voyait des mètres et des mètres d’étagères emplies de livres moins précieux. Je m’imaginais que mon grand-père, enfoncé dans son grand canapé de cuir rouge et surveillant d’un œil inquiet tous ces enfants courant autour des fauteuils, les avait tous lus.
Chaque fois que je reviens à Paris, mes pas me conduisent irrémédiablement sur les quais et j’aime encore à flâner en jetant un coup d’œil avisé dans les caisses de ces bouquinistes qui, pour mon plus grand désespoir et celui de nombreux Parisiens, préfèrent désormais vendre des attrape-touristes plutôt que des livres.
Non loin de la rue Bonaparte, nous nous promenions, avec mon père, sur les quais de Seine et nous « faisions les bouquinistes ». Le premier livre que j’ai acheté avec mes économies était un livre de Pierre Gripari, édité à la Table Ronde, Les Contes de la rue Broca. Cinquante francs tout de même ! C’était beaucoup pour mon maigre porte-monnaie, mais je ne me souviens pas que, malgré mon jeune âge, le bouquiniste ait raboté son prix. Chaque fois que je reviens à Paris, mes pas me conduisent irrémédiablement sur les quais et j’aime encore à flâner en jetant un coup d’œil avisé dans les caisses de ces bouquinistes qui, pour mon plus grand désespoir et celui de nombreux Parisiens, préfèrent désormais vendre des attrape-touristes plutôt que des livres.
Parfois on m’emmenait dans de belles librairies spécialisées, où de magnifiques livres aux tranches dorées et aux couvertures de cuir trônaient dans les vitrines. Mais je n’ai jamais vraiment apprécié ces livres ; je trouve qu’ils n’ont pas d’âme et je préfère mille fois tenir entre mes mains un livre broché que le temps a maltraité et qu’une main mal experte a parfois abîmé en voulant couper ses pages. Et puis rien ne vaut une vieille librairie poussiéreuse où les livres s’entassent par centaine et où on espère toujours dénicher un trésor qu’un autre bibliophile malchanceux aurait laissé derrière lui. A une époque je m’étais mis en tête de rassembler toute la collection des « Contes et légendes ». Pas l’édition blanche avec de grossiers desseins sur la couverture, mais celle du début du XXe siècle où les illustrations étaient encore des gravures. Dès que je rentrais chez un libraire, je lui demandais frénétiquement s’il n’avait pas des livres de cette collection. Il m’est arrivé d’en trouver deux ou trois à la fois, en très bon état. Je vérifiais toujours la date d’édition : plus elle était reculée, plus mon cœur bondissait. Et si le prix n’était pas trop élevé, j’étais alors le roi du monde livresque. Ce butin est toujours dans ma bibliothèque. Quand je feuillette ces petits livres à la couverture cartonnée, je pense à tous les kilomètres que j’ai parcourus pour les obtenir, à tous les petits mouvements de joie que j’ai eus lorsque je les ai dénichés. Peut-être aurais-je dû écrire sur la première page le lieu de l’achat ? Cela aurait nourri mon souvenir. J’ai aussi eu de passionnants échanges avec des libraires ou des gens rencontrés au détour d’une étagère. Blaise Cendrars raconte dans Bourlinguer que c’est chez un bouquiniste qu’il rencontra pour la première fois, accoudé sur une pile de livres, l’écrivain Remy de Gourmont, qui allait devenir par la suite l’un de ses plus proches amis.
Je ne pourrai pas abandonner tous ces livres. Pourtant, il me faudra un jour les laisser derrière moi.
Je n’ai jamais pu me séparer d’un seul de mes livres. Maintenant que je commence à en avoir beaucoup trop et que mes capacités d’accueil sont largement dépassées, j’ai appris à les donner. Je les distribue à mes élèves, à des amis. Ce ne sont que des livres récents, ceux avec lesquels je n’ai pas véritablement entamé d’histoire d’amour et qui ont trouvé une place dans ma bibliothèque un peu par hasard. Les autres, je les garde précieusement. Les jeter ? Jamais de la vie. On ne jette pas un livre. Je me souviens être descendu au fond de la benne d’une déchèterie, car j’y avais aperçu une vingtaine de vieille édition Hatier à couverture verte. Sûrement quelque sagouin ignorant avait jeté au tout-venant ces livres que ses ancêtres avaient conservés avec amour pendant plusieurs années. Ils ont trouvé une place de choix dans ma bibliothèque.
Je ne pourrai pas abandonner tous ces livres. Pourtant, il me faudra un jour les laisser derrière moi. La seule chose que j’espère, c’est que je puisse léguer tous ces trésors – mes trésors – à un enfant afin qu’ils ne se retrouvent pas dans un vieux carton, jetés aux oubliettes d’une décharge malodorante.