Partagez sur "Jerk 45, le peintre de la difficulté de la représentation"
Jerk 45, après avoir suivi une formation en arts graphiques, fonde en 1990 avec Stéphane Carricondo et Ned le collectif 9 ° concept.
Et comme beaucoup d’artistes de ce même collectif, il se positionne également dans la mouvance de la narration postmoderne.
En réalité la comparaison s’arrête là, car ses œuvres, plus que d’autres, contrastent et détonnent. Elles semblent comme coupées de leur source, apparemment sans lien direct avec une quelconque réalité.
Car les images ou les narrations que cet artiste nous propose de voir ne renvoient à aucun référent clair.
Ses travaux font davantage penser à une œuvre allégorique qui conduirait à parodier un style ou une époque
Certes mais en apparence du moins, on peut penser légitimement que son œuvre s’inscrit uniquement dans un univers connoté fantasmagorique, coloré et foisonnant.
Même que « Jerk nous conduit (effectivement) dans les tréfonds de son imaginaire, réussissant à y conjuguer l’esprit caustique des années punk, son enthousiasme ému pour les seventies et les fêlures de l’enfance.
Dans cette jungle intérieure, ses chimères, mi-animaux mi-robots qui arpentent chacune de ses œuvres, jouent de ses angoisses et de ses obsessions.
(Et qu’enfin) grâce à ses collages issus des magazines rétros dont il fait la collection, il évoque l’ancien, pour mieux parler du présent. » (expo dans la galerie road Art en octobre 2012).
Une illisibilité voulue et assumée par l’artiste
En réalité, mais plus subtilement et de manière plus sourde et latente, les œuvres de ce même artiste perdent de leur lisibilité traditionnelle.
Elles marquent davantage une rupture face au mythe sacré de la cohérence artistique.
De fait, elles permettent d’y voir plutôt une illisibilité voulue et revendiquée comme un symptôme de désintégration sociale qui marque notre époque moderne.
Ce faisant on est très proche du pastiche d’un Frédéric Jameson qui a établi ce mode de représentation comme principe fondateur du récit postmoderne et qui le distingue de la parodie par l’absence de référent clair.
Cet artiste américain voit, en effet, dans ce passage de la parodie au pastiche comme le résultat des traumatismes et anomalies générées par notre monde postindustriel néocapitaliste.
Selon lui, les narrations caractérisées par le pastiche ne traitent plus de l’expérience directe ni du “monde reel”; ce sont des amalgames de vagues (ou faux) souvenirs et de mythes concernant le passé (Art&Narration par Eleanor Heartney, Phaidon, 2013, p.123)
“Dans le monde où l’innovation stylistique n’est plus possible, écrit Jameson, il ne reste plus qu’à imiter des styles morts, à parler à travers les masques et avec les voix des styles du musée imaginaire.” (Frederic Jameson, “Postmodernism and Consumer Society”, in Hal Foster (dir.), THE-ANTI-AESTHETIC: ESSAYS ON POSMODERN CULTURE, Pot Townsend, Washington, Bay Press, 1983, p.115)
Ainsi pour en revenir à Jerk, il est indéniable que ce jeune artiste se réfère lui aussi à des styles plutôt anciens ou antérieurs.
L’on pense bien évidemment aux surréalistes, et plus particulièrement à Max Ernst et à Salvador Dali lorsqu’il nous montre un monde d’images tantôt étrange, tantôt onirico-romantique ou magico-grotesque.
Comme les grands maîtres surréalistes, chez Jerk également, tout se mélange (animal, humain et machines), de même que tout se déforme et tout se transforme.
Son goût particulier à robotiser le vivant
En plus il existe chez lui un goût particulier à robotiser le vivant. Les formes d’origine animale ou humaine se transforment volontiers en machines grâce au génie imaginatif de l’artiste.
Une façon, peut-être, de signifier sa vision sombre, parfois apocalyptique de la vie contemporaine ?
Par ailleurs ce courant du pastiche par le recours à des objets et narrations empruntées à d’autres styles ou à d’autres époques résulte de la révolution opérée par l’art contemporain. Il fait suite notamment aux ready-mades de Marcel Duchamp ainsi qu’aux collages de Robert Rauschenberg et les reproductions de photographies (voir mon article sur Olivia De Bona http://lenouveaucenacle.fr/olivia-de-bona-une-plongee-dans-la-narration-postmoderne )
C’est pourquoi il n’est pas étonnant de constater que Jerk utilise abondamment les codes de la tradition.
Mais paradoxalement, il les prive de leur source et de leur signification originelle puisqu’il les exploite hors de leur contexte et selon une toute autre logique.
Sa passion pour les magazines anciens
Pour corroborer son attrait pour le passé, l’artiste n’hésite pas à déclarer lui-même son penchant immodéré pour les magazines anciens en ces termes:
“J’adore les vieux magazines qui me replongent dans le passé, j’amasse des mag des années 40 à fin 70. Mes préférés sont les années 60 où tout y est de bon goût: mode, design, etc…. je suis un archiviste en quelque sorte et cela me nourrit et m’inspire. Je suis un nostalgique de cette époque. Le moderne m’ennuit…”
Cette appétence pour les revues anciennes s’inscrit également dans la tendance au pastiche décrite par Jamesson. Le fait d’insérer dans ses oeuvres des photographies de magazines ont toujours quelque chose de dénaturé et d’étrange.
Ces collages s’intégrent dans l’oeuvre comme un élément permettant d’ajouter un trouble supplémentaire grâce à la force persuasive de la photographie documentaire.
Mais en définitive cela permet d’entretenir une certaine confusion entre réalité et imagination ainsi qu’entre réalisme et fiction.
Alors qu’on pensait comme Arthur Danto que la photographie avait résolu le problème lié à la représentation convaincante du monde visible, en réalité cela n’a pas été aussi évident.
Car très rapidement on s’était aperçu que la photographie par la manipulation pouvait, elle aussi, conduire à de fausses impressions.
Ainsi ce mélange hétéroclite orchestré par l’artiste avec des styles et des images souligne bien plus la difficulté de la représentation et son côté artificiel.
Pour preuve les sourires très ostentatoires des personnages féminins dans la précédente toile font également illusion. Ils cachent, une rélle impossibilité à représenter objectivement notre monde.
Plus étrange, l’une de ces femmes semble scruter attentivement son environnement à l’aide d’un curieux objet tubulaire. Etonnant téléscope qui permet d’accrroître la puissance du regard en lorgnant à travers un tube très comparable à celui qu’utilisaient les membres de certaines tribus indiennes dont parle Claude Lévy-Strauss dans la Voie des masques (voir mon article à ce sujet: http://lenouveaucenacle.fr/lart-chamanique-de-jean-christophe-belaud ) Curieusement on retrouve ces mêmes objets de vue, mais utilisés par des militaires allemands de la Wehrmacht dans le collage photographique suivant. Ceux-ci lèvent la tête vers le haut pour observer, semble-t-il, quelque chose située au-dessus d’eux ?
En vérité tout cela participe à un constat d’échec, car on est pris comme ces soldats dans le piège de l’”empêchement” selon l’expression utilisée par Samuel Beckett.
Ce n’est pas une invitation à la résignation, au silence ou à l’inaction mais cela participe au faire artistique.
“…que reste-t-il à représenter si l’essence de l’objet est de se dérober à la représentation ? Il (ne) reste à représenter (que) les conditions de cette dérobade.”
Beckett va plus loin encore en traduisant cette aporie par: “Est peint ce qui empêche de peindre.”
Et pour terminer, il définit le tragique du peintre et de tout artiste par ce constat amer et désabusé comme celui qui :
“peint parce qu’il est oblige de peindre”. (Beckett, Trois Dialogues, Paris, Minuit, 1998, p.23-24)
Christian Schmitt
Jerk 45