Jean-Christophe Belaud, ce jeune créateur développe depuis peu une nouvelle passion pour la moquette. Celle-ci est devenue son matériau de prédilection car elle lui a permis en fait d’inventer une nouvelle discipline en sculptant au cutter des masques.
(voir la vidéo sur Jean-Christophe Belaud :https://youtu.be/T35zkc2He5g )
L’événement déclencheur eut lieu selon son propre témoignage « suite à un retour de Belgique (en 2009) avec un supplément de moquette dans mes affaires. Je suis un grand passionné des masques et des casques guerriers. Un dimanche matin, je décidais de me fabriquer un casque de spartiate avec une agrafeuse. Et voilà, mon aventure plastique venait de prendre un sacré tournant ! »
De fait cette nouvelle orientation tombait à point nommé puisque ce jeune plasticien réalisait qu’en peinture il lui manquait quelque chose : le volume ! C’est pourquoi il découvre avec ravissement que « la vie a plus d’imagination que nous » : « je troquais les pinceaux contre le cutter et pouvait enfin commencer à inventer ma discipline, à créer mon savoir faire avec un matériau qui me permet de m’exprimer dans plusieurs plans d’interaction avec le public… »
En réalité cette réappropriation d’un objet de la vie courante (la moquette), n’est pas en soi un fait nouveau dans la pratique des artistes contemporains.
La valorisation de l’objet par les artistes contemporains
Déjà Marcel Duchamp avec ses ready-mades mettait en scène les objets de la vie quotidienne. Edward Kienholz, artiste californien, voyait en 1970 les objets comme des représentants de toute une culture.
Il disait notamment : « Pour comprendre une société, je commence par visiter ses brocantes et ses marchés aux puces. C’est ma forme d’éducation et d’orientation historique. Dans ce que jette une culture, c’est cette culture même que je découvre. » En fait toujours dans le même esprit que Duchamp, les objets ne sont pas une remise en question de l’art, ils transmettent plutôt cette indifférence du ready-made. Et ce principe devient même plutôt fécond puisqu’il instille chez les artistes cette soif de réalité quotidienne et de vie directe.
C’est d’ailleurs dans ce même état d’esprit que les « nouveaux réalistes » dans les années 1960, César et Tinguely, pour ne citer qu’eux, récupéraient des objets usagers ou des restes de notre société de consommation afin aussi de mieux la contester. Ensuite cette pratique alla bien au-delà puisque Arman voulait redonner à ces objets une valorisation positive.
Avec les reliques d’une destruction, il voulait permettre une sorte de libération et une potentialisation de l’expressivité perdue dans le cas d’objets fabriqués en série. Christo, également, se fit connaître pour son goût des emballages et par sa volonté d’esthétisation de l’objet ou du bâtiment empaqueté. Ainsi Jean-Christophe Belaud s’inscrit bien dans cette même lignée en valorisant la moquette qui n’est qu’un objet de revêtement de sols et de murs pour qu’elle devienne l’unique matériau de ses futures créations.
En revanche à la différence de beaucoup d’autres artistes, ce jeune créateur ne récupère jamais la moquette à l’état usager mais toujours à l’état neuf.
Depuis l’adolescence, il avait ressenti ce besoin d’être « avant-gardiste » dans l’art et selon lui « à mesure que je peignais je sentais que ce médium ne me permettrait pas d’exprimer une originalité mais simplement une singularité. » Et puis il va pouvoir exprimer son originalité grâce notamment à ses masques qui expriment plus que d’autres cette transformation tant souhaitée par Kantor : plus un objet est « misérable » et « bas » (termes-clé de Kantor), plus on pourra le transformer en poésie. (L’Art au XX° s., Taschen, 2002, p.523)
La moquette c’est aussi en quelque sorte la concrétisation de cette découverte du palimpseste qui reste présente dans tout son travail.
« C’est ce que l’on retrouve dans mes sculptures avec ces couches les unes au dessus des autres et le lien très fort entre l’ « intérieur » et l’ « extérieur » des sculptures, bien qu’en fait ce sont des exosquelettes. »
Les masques lui permettent également d’effectuer un bond dans le temps et dans l’intériorité. Un rappel de son enfance mais aussi le côté magique de la création.
« Les masques africains (un voyage au Kenya dans l’enfance m’a profondément marqué). Découverte des arts chamaniques des Tupilaks : crânes humains entourés de bandelettes de tissus auquel le shaman donne vie et fonction. Lien étroit avec l’utilisation de la bande de moquette. »
Les yeux comme des tubes
Sa façon d’utiliser la matière pour constituer des masques souvent très expressifs conduit en fait à charger ce matériau de mythologie ancienne. En effet son travail lui permet une réflexion sur le présent à travers le passé. Ce faisant, il prend aussi la forme d’une critique poétique de la civilisation moderne.
Mais au préalable en regardant d’abord ces masques, ce qui surprend ce sont les yeux. Ils ressemblent souvent à des yeux cylindriques comme ceux qu’avait décrits Claude Lévi-Strauss dans son ouvrage “La voie des masques”.
“Les yeux cylindriques des swaihwé dénotent une vision imperturbable, c’est une interprétation qui demande sans doute à être corroborée. Il semble bien que, dans tout le nord de l’Amérique, le cylindre reçoive dans les mythes et dans les rites un rôle consistant à capter, fixer et mettre en communication directe des termes très éloignés. “ (Claude Lévi-Strauss, Ed. Plon, coll. Agora,1979, p.111)
D’ailleurs la forme tubulaire de ces yeux protubérants lui fait penser à cette pratique des chamans qui utilisaient des “pièges à âmes”: “petits objets en ivoire ou bois sculpté, de forme souvent tubulaire pour attraper et emprisonner l’âme fugitive du malade et la lui réincorporer.” (Claude Lévi-Strauss, op.cit.) Ces curieux télescopes permettent d’accroître la puissance du regard en lorgnant à travers un tube.
Tout cela dans le but également d’acquérir le don de la clairvoyance. A l’évidence l’artiste développe un langage matériel à partir de ses sculptures comme le fit un certain Beuys dans les années 1950 pour découvrir dans la matière une force évocatrice d’une oppressante présence selon l’expression de Georg Japp. On y retrouve ainsi à la fois cette recherche du passé grâce aux arts premiers et cette recherche de soi.
La célèbre analogie de Freud entre archéologie et psychologie des profondeurs trouve ici toute sa force et sa pertinence. Les chamans nous aident à voir autrement grâce à ces sculptures fantastiques, étranges et inquiétantes. Ils nous aident à nous voir nous-mêmes plus profondément ainsi que notre monde environnant.
Une démarche contre l’indifférence
Ce jeune artiste renverse aussi en quelque sorte l’ordre établi.
A l’indifférence de Duchamp, Jean-Christophe Belaud au contraire, prône la différence (et il n’est pas le seul !) en élaborant une stratégie toute autre, donnant à l’objet une force d’expression jusqu’alors inconnue.
En effet Jean-Christophe Belaud réussit une oeuvre rayonnnante de magie à partir de morceaux de moquette, d’une grande banalité, puisqu’il s’agit d’un objet neutre sans âme et sans vie. Pourant il crée à partir de ce “rien” des masques d’une intensité plastique édifiante avec un sens inné de la géométrie sacrée. Plus la transformation est forte, plus brillante l’ironie aurait dit Lavier !
L’artiste a restitué leur cruelle beauté et ces masques impressionnent. De facture souvent cubiste, cela ajoute encore un côté étrange, voire inquiétant avec en plus une connotation qui est parfois aussi très futuriste pour des masques qu’on pensait très proches des arts premiers.
Le travail de l’artiste surprend toujours par la précision, l’originalité et l’inspiration délirante de chacune de ses créations.
Peut-être pour bien marquer cette différence dont il est question plus haut? L’artiste a privilégié le masque car il est comme un mythe: il nie autant qu’il affirme. Et c’est pour cette raison qu’il s’affirme d’abord comme différent.
Contre la banalisation de la vie quotidienne, les masques de Jean-Christophe Belaud sont une réponse autant qu’un défi apporté par l’artiste.
Ils correspondent aussi à l’élaboration de son vocabulaire plastique qui selon ses propres termes “s’est articulé autour des signes de la figure”. Enfin derrière le masque c’est toujours l’homme, sa figure en quelque sorte, qui est recherché par l’artiste. Il est très proche de la quête de “l’homme total” de Joseph Beuys déjà cité précédemment.
Lui recherchait à réunir dans l’homme la nature, le mythe, la science, l’intuition et la raison en développant un langage matériel par ses sculptures.
Déjà il a un point commun avec Jean-Christophe Belaud, puisqu’il utilise des matériaux souvent non conventionnels comme notamment le feutre qui isole du froid et qui par conséquent semble très proche de la moquette. Mais surtout le rapprochement avec ce grand artiste allemand vient de l’action chamanique qu’il exerce par l’intermédiaire de ses masques.
Alors que Beuys adopte la posture du chaman éveillé à la souffrance du monde, Jean-Christophe Belaud quant à lui cherche à rassembler et à mettre en communication directe chaque être humain en abolissant les frontières du temps et de l’espace grâce à cette vision télescopique étonnante dont est pourvu chacun de ses masques.
La puissance chamanique des yeux protubérants est attestée par ailleurs par Claude-Lévi Strauss, lui-même, puisqu’il révèle qu’au cours de danses rituelles des populations indiennes d’Amérique du Nord “un clown armé d’une lance essaye de les leur crever. Il cherche donc vainement à rendre aveugles des masques, dont la forme particulière donnée à leurs yeux atteste, au contraire, qu’ils sont des clairvoyants.”
(Claude Lévi-Strauss, op. cit., p.115)