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Le 24 octobre prochain sera décerné à Haïti le 12ème Prix des Cinq Continents de la Francophonie. Ce prix « consacre un roman d’un écrivain témoignant d’une expérience culturelle spécifique enrichissant la langue française », selon l’Organisation Internationale de la Francophonie, organisatrice du concours. C’est l’occasion pour l’ancien étudiant en littérature québécoise qu’est Christophe Berurier de s’interroger sur la pertinence de ce concept de francophonie en littérature.
Le prix littéraire de l’Organisation Internationale de la Francophonie existe depuis 2001. Le jury est présidé depuis tout ce temps par rien de moins qu’un prix Nobel de littérature : Le Clézio. Quelques écrivains devenus des valeurs sûres des tables de librairies ont été récompensés : Mathias Enard, Alain Mabanckou, Hubert Haddad…
Seulement, dès que l’on parle d’écrivains francophones, les mythologies attendues sont légions : exotisme, défense et critique de la langue française, posture victimaire des anciennes colonies… À y regarder de plus près les choses ne sont pas si simples.
La francophonie et son histoire
Entre un participant au français et une appropriation de la langue par un ancien colonisé, il y a un précipice.
Le terme de francophonie apparaît sous la plume d’un géographe français, Onésime Reclus, en 1886 dans son ouvrage France, Algérie, et colonies. Une première acception toute colonialiste puisque Reclus entend par francophonie « tous ceux qui sont ou semblent être destinés à rester ou à devenir participants de notre langue ». Entre un participant au français et une appropriation de la langue par un ancien colonisé, il y a un précipice.
Ce précipice va être franchi avec Césaire et son copain Senghor qui se rencontrent à Paris entre le lycée Louis le Grand et les amphis de la Sorbonne. Ils y étudient les Lettres et fondent un journal « L’Étudiant Noir ». Dans cette feuille de chou, Césaire fait naître le concept de Négritude. C’est la mise en avant d’une identité noire commune, d’une origine, d’une histoire et d’un destin communs à tous les Noirs du globe, en Afrique ou ailleurs. Césaire tente de rassembler une communauté avec comme seul point commun sa négritude. Heureusement, Édouard Glissant ira un peu plus loin.
Édouard Glissant rompt avec la négritude et cherche à asseoir l’identité caribéenne dans la caraïbe, et non plus sur le continent Africain comme le faisait Césaire. C’est la notion d’antillanité qui rejète l’idée d’une identité trop fixe.
« Les identités fixes deviennent préjudiciables à la sensibilité de l’homme contemporain engagé dans un monde-chaos et vivant dans des sociétés créolisées. »
L’homme vit donc dans des sociétés créolisées. On dirait bien « mondialisées » mais le terme est bien trop péjoratif. Il ne s’agit plus comme le faisait Césaire de parler des noirs, mais plutôt de tous les hommes, du monde en général et de la créolisation de celui-ci, de son perpétuel changement identitaire.
L’apport d’Aimé Césaire sur la pensée de l’identité noire, et de l’identité en générale est indéniable. Nombreux sont ceux qui se réclament encore aujourd’hui de la négritude. Mais sur le plan littéraire, à l’instar de Saint-John Perse, ou de Senghor, Césaire a révolutionné la poésie. On ne parle pas pour autant de Poésie francophone.
La France et sa francophonie
Les rayons « littératures francophones » sont devenus un fourre-tout ghetto où l’on range les livres qu’on ne peut pas ranger ailleurs.
Les littératures francophones n’existent que par rapport à la France. Césaire a lutté poétiquement et politiquement contre l’oppression coloniale aux Antilles. Frantz Fanon, en prenant partie dans le conflit franco algérien, propose automatiquement un regard bien particulier sur le prétentieux hexagone. Ahmadou Kourouma, Kateb Yacine, Tahar Ben Jelloun, et même récemment Tierno Monénembo avec son Terroriste Noir, s’adressent à la France. La même chose s’est dessinée de l’autre côté de l’Atlantique, la littérature canadienne-française n’existait que pour faire de la littérature comme en France. Il a fallu la Révolution Tranquille, Michel Tremblay, Réjean Ducharme, ou Hubert Aquin, pour que le pays devienne Québec et que sa littérature s’autonomise. D’ailleurs la littérature québécoise est un bel exemple de cette autonomisation : il n’est pas aisé, hélas, de trouver en France des textes québécois. Le Québec a créé ses maisons d’édition, ses entreprises de distribution justement pour ne plus dépendre d’un Gallimard.
En bref, l’œuvre de littérature francophone a toujours un même profil : exotique, critique à l’égard de la France, anticolonialiste, ancré dans une terre bien précise : celle de l’auteur. Les rayons « littératures francophones » sont devenus un fourre-tout ghetto où l’on range les livres qu’on ne peut pas ranger ailleurs.
La langue française, imposée à ses populations colonisées, a longtemps été source de traumatisme. Les ouvrages signés d’auteurs dits « francophones » offrent depuis les années 60 une richesse langagière, un vocabulaire, une nouvelle vision de la syntaxe à la langue française. Les auteurs dits « francophones » apportent plus à la langue française que leurs homologues germanopratins. La poésie de Senghor, les mots créoles de Patrick Chamoiseau, le joual de Michel Tremblay, la syntaxe poétique de Kateb Yacine, l’univers doualas de Leonora Miano dans son dernier roman (La Saison de l’Ombre, Grasset, 2013). La langue française n’est plus, grâce à eux, seulement française, elle est créolisée elle aussi. Ces écrivains offrent au français son caractère de langue universelle.
Un attachement charnel à la langue
L’une des supériorités qu’ont les écrivains dont le français n’est pas la langue maternelle ou pas la seule langue maternelle, est qu’ils sont en perpétuel tiraillement entre leurs deux langues. L’anglais et le français au Québec, l’arabe et le français au Maghreb… La langue française, qu’elle soit détestée et haïe, ou adorée et défendue, est choisie. De fait, les orientations d’écriture vont donc impliquer une réflexion qui sous-tend toute l’œuvre, portant sur la langue et sur le choix conscient ou inconscient du français.
L’attachement à la langue française est si charnel, si profond que je n’envisagerais pas d’écrire ces lignes dans une autre langue. Je sens en lisant un texte littéraire traduit en français que son souffle a été perdu, comme un film de Monthy Pythons en version française. Ainsi les œuvres écrites en français au Québec, à Haïti, au Sénégal, au Cameroun, au Japon ou à Bruxelles permettent de faire passer au lecteur francophone que je suis, des émotions approfondies : je ressens plus l’Amérique en lisant Wolkswagen Blues de Jacques Poulin, qu’en lisant par exemple un texte de Faulkner ou de Burroughs. Je n’y peux rien.
Littérature-monde et littérature de l’ailleurs
En 2007, le monde des littératures « francophones » est en ébullition. Michel Le Bris, directeur du festival Etonnants Voyageurs, Jean Rouaud, Alain Mabanckou et d’autres mettent un coup de pied dans la fourmilière. Le journal Le Monde publie un manifeste intitulé « Pour une littérature-monde ». Les 44 écrivains signataires de ce texte expliquent que la littérature française, a trouvé avec l’étiquette « littératures francophones » un bon moyen de séparer les écrivains parisiens parlant d’eux, des écrivains dits « francophones » parlant du monde. Le constat est simple : littérature-monde car mondes littéraires multiples, divers. La littérature francophone, c’est l’exotisme de la littérature française. La littérature-monde, c’est la fin de l’ère du soupçon bien germanopratin. Le retour revendiqué au récit, au sujet, à l’histoire. Plus personne en France ne peut se targuer d’être un écrivain spécifiquement français. Autant donc arrêter les divisions entre littérature française et francophone. Autant donc rapprocher ces entités sans frontières et accepter la porosité. Ce manifeste voulait la mort de la francophonie comme étiquette : il ne laissera pas sa trace, mais l’idée était bonne.
Un regard nouveau sur le monde
Ils sont avant tout des écrivains qui ont deux audaces : ils n’ont jamais oublié le récit.
Aujourd’hui, les écrivains d’expression française ont dépassé les questionnements liés à l’indépendance de leur pays, à la colonisation, au lien avec la France. Ils sont avant tout des écrivains qui ont deux audaces : ils n’ont jamais oublié le récit, l’histoire, ce qui a fait la littérature, et ils ont un regard acéré sur le monde, la France, et la langue.
Les problématiques touchées par les écrivains d’expression française en 2013 sont créolisées, mondialisées. Ils n’ont plus de lien avec la France, ils sont autonomes. Patrick Chamoiseau écrit L’Empreinte à Crusoé en 2012 : il s’inscrit dans la tradition de William Defoe et de Michel Tournier avec Robinson Crusoé. Les réflexions apportées par Édouard Glissant, Maryse Condé, Tierno Monénembo sur les Noirs d’Amérique se rapprochent du travail de l’américaine Toni Morrison. Bref les littératures francophones ont disparu. Il n’y a plus que des écrivains ayant un héritage commun ; une langue. Faisons disparaître cette distinction entre français et francophone et lisons Sartre, Camus, San Antonio, Mabanckou, Ducharme, Kateb Yacine, lisons les en même temps. Après tout ils écrivent tous avec la même langue.
Il me semble bon de conclure ces quelques lignes en renvoyant au titre d’un article de Myriam Suchet, directrice du Centre d’Études Québécoises à l’Université Paris 3, sur le remarquable magazine numérique Cousins de Personne : Plus que la littérature québécoise, plus que la littérature francophone, plus que la littérature de langue française, il faut « Oser la littérature tout court. »
Bibliographie sélective :
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal
Édouard Glissant, Le Discours Antillais
Patrick Chamoiseau, L’Empreinte à Crusoé
Maryse Condé, Ségou
Tierno Monénembo, Le Terroriste noir
Réjean Ducharme, L’Hiver de Force
Jacques Poulin, Wolkswagen Blues