Partagez sur "L’art contemporain ou « la beauté qui s’évapore »"
Le nouveau régime de l’art, celui de l’art contemporain a mis à mal le grand Art au profit d’une beauté qui se veut diffuse comparable à de l’éther ou à un gaz qui se répandrait dans l’espace.
Cette analyse est notamment développée par Yves Michaud, philosophe, professeur à l’Université de Rouen dans un livre paru en 2003 avec un titre très évocateur puisque intitulé « l’Art à l’état gazeux, Essai sur le triomphe de l’esthétique » (ed. du Stock).
En rendant compte de son travail, on va tenter d’expliquer la situation de l’art actuel qui peut paraître saugrenue à beaucoup.
Effacement de l’oeuvre…
Préalablement, l’auteur fait le constat des mutations profondes qui ont affecté l’art du XXe siècle.
La peinture en tant que telle perd son rôle premier au profit de la photographie. Il fait le constat que la production contemporaine a quitté les cimaises pour envahir l’espace et prendre des formes très diverses voire disparates.
Ce sont le plus souvent des installations, dispositifs ou des machines destinées à produire des effets visuels, sonores ou d’ambiance.
On assiste à l’ effacement de l’oeuvre au profit de l’expérience, mais plus encore disparition de l’objet au profit d’une qualité esthétique, qui comme l’air devient alors volatile et vaporeuse.
Ce sont les regardeurs qui font les tableaux (ou les oeuvres)
Avec le ready-made, Marcel Duchamp, a porté l’estocade. Il a désubstantialisé l’art en le rendant procédural.
Il a apporté un changement radical dans le fait de concevoir une oeuvre d’art. Celle-ci ne dépend plus d’une essence mais de procédés qui vont la définir.
Ainsi en déclarant « ceci est de l’art », pour définir une oeuvre d’art, on tend à la disparition du monde de l’art en vidant sa substance sous forme de vaporisation.
Et comme le définit lui-même Yves Michaud, l’art se transforme ainsi en vapeur ou en gaz qui se répand partout. Il perd sa matérialité et sa substance.
Comment cette rupture radicale s’est-elle opérée ?
Il faut se re-situer à la période de l’art moderne, à la période du du XX°s.
le cubisme qui est vécu dans la continuité de Cézanne, va opérer tous les changements que l’on connait jusqu’aux années 1970.
Mais déjà au départ, Braque et Picasso avaient ouvert une brèche avec l’invention des papiers collés.
Ensuite ce que l’on retient c’est plutôt le florilège des écoles qui vont éclore après le cubisme, avec tous les noms en « isme » : futurisme, cubo-futurisme, rayonnisme, suprématisme, constructivisme, vorticisme, dadaïsme etc…
L’art semble adopter la figure hégélienne comme la manifestation de l’esprit.
Et plus que d’autres, c’est l’expressionnisme abstrait qui va résonner comme la figure la plus aboutie de ce mouvement d’épuration.
Le chantre de cet art fut sans conteste le critique d’art américain Clément Greenberg. Il fut le laudateur le plus zélé de l’art moderne américain, notamment l’art de Pollock, de Gorky et de Motherwell.
Pour lui, la préoccupation esthétique est première. C’est l’équivalent du jugement kantien de beauté.
On parle aussi de formalisme à propos de l’esthétique de Greenberg, car c’est par la forme qu’elle est révélée.
L’expérience esthétique révèle la forme et fait que l’oeuvre est plus qu’un objet physique.
L’art pour lui, c’est l’Art avec un grand A.
Mais une telle conception qui conduit à un Absolu marque aussi la fin de l’art moderne et plus encore de l’art tel qu’on l’a connu depuis toujours.
Greenberg pensait avoir trouvé la pierre philosophale pour expliquer l’art.
L’abstraction rejoignait le principe de pureté. Peindre le Rien, revenait à peindre l’être dépouillé de toute matérialité et qui se découvre sans limites.
En cela il rejoignait Hegel pour qui « l’art doit…se proposer une autre fin que l’imitation purement formelle de la nature; dans tous les cas, l’imitation ne peut produire que des chefs d’oeuvres techniques, jamais des oeuvres d’art » ( Définition de l’esthétique, Hegel, Esthétique, textes choisis, Paris, Ed. PUF, 1998, p.16)
(voir également mon article sur « l’art abstrait, ou faire une oeuvre sur rien » dans la revue Le Nouveau Cénacle:
http://lenouveaucenacle.fr/lart-abstrait-ou-faire-une-oeuvre-sur-rien )
Mais très tôt, certains philosophes et critiques d’art ont émis des réserves sur la possibilité de définir l’art en général.
Parmi eux, Harold Rosenberg va apporter la contradiction.
Il conçoit le concept d’art comme une notion flexible. Tout le monde bute, en effet, sur les moyens de distinguer entre les choses physiques et les oeuvres d’art.
Le ready-made pose problème.
Dante suggère alors une piste qui suppose un tournant philosophique de l’art.
« Ce qui fait la différence entre une boite de lessive Brillo et une oeuvre d’art consistant en une boite de lessive Brillo, c’est une certaine théorie de l’art. » (Danto (A), « The Artworld », Journal of Philosophy, 1964, pp. 571-584)
D’où la nécessité d’une théorie qui puisse faire entrer l’objet physique dans le monde de l’art et non l’empêcher de retomber dans le monde ordinaire.
« Au moment où quelque chose est considérée comme une oeuvre d’art, il devient sujet d’interprétation. »
(Danto (A), « Artworks and Real Things », in Theoria, XXXIX, 1973, pp. 1-17)
A contrario, perdre cette interprétation, c’est redevenir un objet. C’est pourquoi toute cette entreprise suppose un corps de locuteurs et d’intermédiaires capables d’interpréter l’objet.
« Il n’y as pas d’art sans ceux qui parlent la langue du monde de l’art et qui connaissent assez la différence entre les oeuvres d’art et les choses réelles pour reconnaître qu’appeler une oeuvre d’art une chose réelle est une interprétation et une interprétation qui dépend pour sa pertinence et son appréciation de contraste entre le monde de l’art et le monde réel. » (ibid)
L’art par conséquent devient une question essentiellement philosophique et demeure aussi fondamentalement conceptuel et réflexif.
Dickie pour sa part préfère définir l’art de manière sociologique en caractérisant une oeuvre d’art comme un artefact en général.
Une société ou un sous-groupe d’une société a conféré le statut de candidat à l’appréciation.
Mais de manière unanime ces deux mêmes derniers auteurs consacrent la rupture avec Greenberg.
Car plus qu’une théorie de la fin de l’art à l’époque de la philosophie, on assiste à la fin de l’esthétique.
Poursuivant dans cette même démarche, Goodman propose une explication de type nominaliste.
Pour lui, les oeuvres sont des artefacts à fonctionnement symbolique. Ce sont des ensembles de marques au sein de systèmes symboliques. Elles existent quand des interprètes les font fonctionner au sein de ces systèmes.
Pour être activés en tant que symboles au sein de ces systèmes, il faut mettre en oeuvre des procédés: exécution, diffusion, exposition, édition, restauration, enregistrement, traduction.
En conclusion, l’art n’est plus la manifestation de l’esprit, qui était encore l’apanage du grand Art prôné par Greenberg, mais elle est devenue quelque chose comme l’ornement ou la parure de l’époque.
Pour paraphraser Simmel, on est passé au style, du style à l’ornement et de l’ornement à la parure.( Simmel (G), « Psychologie de la parure » (1908), in La Parure et autres essais, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1998).
L’air de Paris ?
Un pas de plus, juste un pas, et il ne reste qu’un parfum, une atmosphère, un gaz: de l’air de Paris, dirait Marcel Duchamp.
Paradoxalement, en prônant la recherche du rien, Greenberg n’a-t-il pas contribué à ce que le Rien l’emporte en définitive sur la substance et la réalité même de l’art ?
La question reste posée de même que la pérennité d’un tel mouvement. La désubstantiation de l’art est-elle irréversible ?