La question de la répartition des ressources hydriques du bassin du Nil est discutée depuis la moitié du XXe siècle. Fleuve le plus long d’Afrique, drainant le dixième de la surface du continent, il est nominalement encore sous le régime des accords passés à l’époque coloniale. Il y a deux ans le gouvernement éthiopien a lancé la construction d’un barrage hydroelectrique, las d’avoir à attendre un improbable compromis avec l’Egypte.
La Grande Digue de la Renaissance (Hidase Gedib en amharique) est en chantier. A terme, fin 2017, elle portera une puissance de 6000MW/an, à comparer aux 2100MW/an du barrage d’Assouan (terminé en 1971). Situé à 40 kilomètres de la frontière soudanaise sur le Nil Bleu (le Nil Blanc est lui la branche qui prend sa source en amont de l’Ouganda), l’ouvrage aura un coût de plus de 4 milliards d’euros. Son financement est assuré à hauteur d’un tiers par des banques chinoises, marquant l’arrivée de Pékin dans ce pays, voisin du déjà ami Soudan. L’Ethiopie engage dans cet investissement le septième de son produit intérieur brut. L’entreprise maître d’œuvre est l’italienne Salini Costruttori, déjà bien au fait des contraintes locales après y avoir construit trois barrages mineurs.
La nouvelle digue rompt les accords de 1959 (corrigeant ceux de 1929) attribuant à chaque pays du bassin du Nil un pourcentage du débit du fleuve. Si les accords de 1929 ont été établis en pleine période coloniale, la tutelle britannique favorisant l’Egypte, ceux de 1959 se font en plein panarabisme. L’Egypte dispose d’un peu plus de la moitié des ressources, le Soudan un cinquième, le reste est réparti entre Éthiopie, Ouganda et Rwanda. L’Ethiopie estime avoir été victime d’une injustice historique, et l’arrogance arabe est volontiers comparée aux tentatives de colonisations italiennes…
Décollage éthiopien: démographie et économie
Le contexte démographique autant qu’économique a aussi changé. L’Ethiopie amorce un décollage économique, investissant massivement dans les nouvelles technologies et le renouvelable (Volonté de couvrir le pays de la fibre optique sous cinq ans!), elle n’est plus le petit Poucet face au géant agricole et industriel égyptien, lui-même plongé dans une grave crise économique. L’explosion démographique présente et à venir, surtout en Éthiopie (20 millions d’habitants en 1950, 87 aujourd’hui, 250 projetés en 2050) rend potentiellement explosif le dossier de l’eau. D’ores et déjà la quantité d’eau disponible par habitant s’est réduite de deus tiers depuis 1950, aussi bien au Soudan qu’en Éthiopie et en Égypte.
Addis Abeba se veut rassurante: l’eau est destinée à l’usage hydroélectrique, pour rendre le pays autosuffisant. Et si le barrage retiendra le limon fertile, les barrages d’Assouan ont déjà affecté l’agriculture égyptienne qui ne dépend plus des crues du Nil, mais comme ailleurs des fertilisants industriels. L’Egypte pour sa part ne croit pas à ce scénario idyllique, et estime à 12 milliards de mètres cubes la perte en eau induite par le barrage, soit une réduction d’un cinquième de la quote-part assignée par les accords de 1959. Les trois principaux intéressés, Khartoum, Addis Abeba et Le Caire ont institué en 2012 une commission chargée d’étudier les impacts du barrage. Commission actuellement en voie d’envasement… Ce que craint aussi l’Egypte, c’est de devoir enterrer son projet de Nouvelle Vallée. Lancé par le précédent président Moubarak, ce projet vise à détourner une partie de l’eau du Nil vers les lacs saumâtres de Toshka, dans le désert occidental, permettant à terme d’irriguer et de faire vivre 3 millions de personnes. Un premier tronçon de 80 kilomètres a été achevé, mais le projet est ensablé depuis trois ans, faute de moyens et de perspectives claires.
Impasse et incertitude diplomatiques
La colère égyptienne s’est brutalement manifestée il y a cinq jours. Le président Morsi organisait une réunion stratégique pour tirer les conséquences de la Grande Digue de la Renaissance. Réunion confidentielle, l’enregistrement audio n’en a pas moins été rendu public (fuite volontaire?). Il en ressort que l’Egypte est prête à taper du poing sur la table, et lourdement. Lors de ces discussions, Morsi et son ministre aux ressources hydriques Bahaa-el-Din ont évoqué la possibilité de financer l’opposition éthiopienne aussi bien que des groupes rebelles armés. Dans cette hypothèse, la diplomatie pourrait seule ne pas suffire à résoudre le contentieux, d’autant que le Caire ne peut pas compter sur l’appui de son allié soudanais dont le ministre Bilal Osman a assuré Addis Abeba de son soutien, encore moins de celui des grandes puissances, Chine comme États-Unis. L’Ethiopie vise à faire signer par Khartoum les accords d’Entebbe (Ouganda) de 2010 annulant ceux de 1959, isolant Le Caire.
La crise du barrage éthiopien peut enclencher des conséquences en cascade, qui plus est imprévisibles. Les marées humaines du Printemps Arabe ont redessiné la carte géopolitique du Moyen-Orient: Égypte, Tunisie, Libye se cherchent une diplomatie élargie au-delà du seul cercle Wahabite et Ikhwan (Frères Musulmans). Morsi affaibli en interne, la nouvelle des 22 millions de signatures recueillies par l’opposition date d’aujourd’hui, l’Ethiopie bien intentionnée à jouer sa carte de château d’eau de l’Afrique Orientale: toutes les options sont ouvertes.
Et dire que le président égyptien avait réservé une de ses premières visites à Addis Abeba en juillet dernier, 18 ans après celle de son prédécesseur. Dans cette région du monde comme ailleurs, interpréter les signaux diplomatiques ne coule plus de source.