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Parler de Caravage n’est jamais un exercice facile, d’autant que ce peintre nous désoriente et nous pousse très souvent au-delà de la peinture elle-même.

Cet artiste lombard du XVIe siècle avec son réalisme révolutionnaire fit dire à Poussin qu’il était venu pour « détruire la peinture ».

Oui, sa fidélité stupéfiante au réel ainsi que l’intensité inédite de sa lumière avaient de quoi déstabiliser le monde artistique de son époque et encore aujourd’hui notre propre siècle.

Sa révolution n’a pas terminé de bousculer nos habitudes de voir et de penser la peinture.

Aussi pour parler de Caravage, je me suis inspiré de l’excellent ouvrage intitulé « Caravage, la peinture en ses miroirs » de Giovanni Careri paru aux Editions Citadelles & Mazenod en 2015.

Au début de ce livre, c’est le tableau intitulé l’Incrédulité de Saint Thomas qui a suscité en moi le plus d’émotions.

Cette oeuvre a été peinte par le Caravage vers 1603. En la voyant pour la première fois, je ressens comme un choc reçu en pleine face.

Difficile de résister à la force miroitante du tableau.

Un tableau parmi d’autres

Pourtant rien a priori ne permet de distinguer ce tableau parmi d’autres oeuvres qui se serrent les unes contre les autres dans la galerie du Château de Sans-Souci à Potsdam en Allemagne.

Son manque de visibilité apparente ne dure qu’un temps car rien ne résiste à la forte attractivité de l’oeuvre.

Pour s’en convaincre, il suffit de s’approcher d’elle pour qu’aussitôt elle affleure à votre attention.

Alors comme surgissant d’un fond ténébreux, quatre visages apparaissent de façon inquiétante.

Baignés d’une lumière chaude, qui les détachant d’un fond noir saisissant, trois d’entre eux, plus âgés ont la tête penchée sur la poitrine du plus jeune, qui offre à voir une blessure béante avec un doigt qui la pénètre.

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Bien entendu, cette composition nous rappelle une scène de la vie du Christ après Sa résurrection, celle où Thomas émet des doutes comme le rapporte l’Evangéliste Jean :

« Thomas, l’un des Douze, appelé Didyme, n’était pas avec eux, quand vint Jésus. les disciples lui dirent: « Nous avons vu le Seigneur ! » Il leur répondit:
« Si je ne vois à ses mains la marque des clous, si je ne mets le doigt dans la marque des clous et si je ne mets la main dans son côté, je ne croirai pas.

Huit jours plus tard, les disciples se trouvaient à nouveau dans la maison et Thomas avec eux. Jésus vint, toutes portes closes, et se tint au milieu d’eux: « Paix soit à vous ! » dit-il.

Puis il dit à Thomas: « Porte ton doigt ici: voici mes mains; avance ta main et mets-là dans mon côté et ne sois plus incrédule, mais croyant. Thomas lui répondit: « mon Seigneur et mon Dieu! »

Jésus lui dit:

« Parce que tu me vois, tu crois;
Heureux ceux qui croiront sans avoir vu. » » (Jn 20: 24 – 29)

Le voir et le toucher

Au départ, il s’agit d’un échange visuel et verbal. Jésus parle à Thomas et l’invite à Le toucher, mais l’apôtre lui répond seulement: « Mon Seigneur et mon Dieu! »

Ainsi rien ne permet d’affirmer que Thomas a réellement pénétré la plaie du Christ.

Or, justement c’est là que le tableau de Caravage va permettre l’impensable, en réalisant le puissant désir de toucher Dieu, de pénétrer son corps et de s’incorporer à Lui.

Un avant-goût de la parousie qui attend tout croyant au ciel.

Caravage permet ainsi une sorte d’expérimentation avant l’heure du retour du Christ à la fin des temps (la perspective eschatologique) en préfigurant notre union définitive à sa personne.

Le toucher devient le troisième oeil

Thomas ne regarde pas le Christ dans les yeux, son visage est de profil, sa tête penchée en avant au niveau du torse du ressuscité.

Par conséquent, son émerveillement ne résulte que de l’expérience qu’il éprouve en introduisant son doigt dans la blessure.

Selon Careri «  la disjonction entre le voir et le toucher ouvre un espace intérieur, un théâtre dans l’âme de l’apôtre auquel nous n’avons pas accès… »

C’est une expérience en profondeur que le tableau sait magnifiquement mettre en scène.

Il donne à voir que le toucher prend le relais de la vue, et fait du doigt de Thomas une sorte d’oeil de substitution ou un troisième oeil ?

C’est le toucher qui devient ici le sens le plus élevé.
Caravage redéfinit alors les sens:

  • le voir devient tactile.
  • le toucher visuel.

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En tant que spectateur, nous sommes donc invités à refaire par la vue l’expérience du toucher de Thomas. Par nos yeux, sentir la texture du corps et des tissus, la chaleur provoquée également par les couleurs…

La couleur joue sur nos sens et nos affects

Le Caravage joue également sur les variations colorées pour agir sur nous.

Le rouge qui devient orange en se réchauffant comme la tunique du voisin de Thomas de derrière par rapport à sa propre tunique. Ce changement nous permet d’entrer progressivement dans l’intimité de l’action. Un lien évident s’établit alors entre cette variation de température et l’action qui s’y prépare. L’orange feu de la tunique de Thomas nous prépare à vivre une sorte d’inflammation intérieure.

L’œuvre de Caravage nous permet ainsi de faire vibrer tous nos sens.

L’acte de pénétration, un acte de la grâce divine

Dans l’œuvre de Caravage, on répète en quelque sorte l’acte perpétué sur le Christ par le soldat romain qui a percé de sa lance le côté droit du crucifié.

Le Christ invite Thomas à refaire ce geste ou du moins de faire l’expérience de l’acte de pénétration.

Il s’en suit un moment de grâce comparable à l’extase éprouvé par certains mystiques. La dimension érotique est fortement évoquée par le peintre avec la mise en évidence de certains caractères féminins: l’ouverture du corps du ressuscité avec les plis qui le magnifient, l’incarnat délicat et le relief du sein et du tétin rose vif.

On est très proche du récit de la Transverbération par sainte Thérèse d’Avila, qui nous rapporte elle-même ce moment d’une rare intensité :

« J’ai vu dans sa main une longue lance d’or, à la pointe de laquelle on aurait cru qu’il y avait un petit feu. Il m’a semblé qu’on la faisait entrer de temps en temps dans mon cœur et qu’elle me perçait jusqu’au fond des entrailles; quand il l’a retirée, il m’a semblé qu’elle les retirait aussi et me laissait toute en feu avec un grand amour de Dieu.

La douleur était si grande qu’elle me faisait gémir; et pourtant la douceur de cette douleur excessive était telle, qu’il m’était impossible de vouloir en être débarrassée. L’âme n’est satisfaite en un tel moment que par Dieu et lui seul.

La douleur n’est pas physique, mais spirituelle, même si le corps y a sa part.
C’est une si douce caresse d’amour qui se fait alors entre l’âme et Dieu, que je prie Dieu dans Sa bonté de la faire éprouver à celui qui peut croire que je mens. » (Autobiographie de Sainte Thérèse d’Avila, Chapitre XXIX, paragraphe17)

La conversion de Thomas, une opération d’assujettissement et de subjectivité

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La conversion de Thomas peut s’analyser « comme une opération d’assujettissement dont l’origine est une force extérieure au sujet (c’est le Christ qui l’invite) mais aussi comme une opération de subjectivation ( c’est Thomas qui en est l’auteur).« (Giovanni Careri)

Dans ce dernier cas, le sujet se transforme lui-même de l’intérieur en laissant s’affronter son passé et son devenir (ce qu’il était et ce qu’il est sur le point de devenir).

Le tableau met admirablement en évidence cet instant de conversion, ce moment de coïncidence d’assujettissement et de subjectivité.

Cela nous renvoie de manière étonnante à la définition de Michel Foucault qui rend compte de la mutation de la condition du sujet à l’époque moderne:

« Il y a deux sens au mot « sujet »: sujet soumis à l’autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi.

Dans les deux cas, ce mot suggère une forme de pouvoir qui subjugue et assujettit. » (Michel Foucault, « Le Sujet et le pouvoir », in Dits et écrits, t. II: 1976-1988, Paris, Gallimard, coll. « Quantor », 2001 p.1046)

Caravage permet de visualiser plus que nul autre cette condition du sujet. Ainsi à propos de l’assujettissement et de son emprise sur le sujet , il suffit d’observer la contraction de la pliure du front de Thomas qui concrétise la pression exercée sur lui.

En fait Caravage nous entraîne constamment dans l’abysse, dans les méandres de notre subjectivité et même jusque dans l’intimité de celui qui est le Tout Autre, en nous permettant de toucher Dieu et de pénétrer dans son corps.

Sa peinture devient alors proprement hallucinante.

Liens :

Le site de Christian Schmitt : www.espacetrevisse.com

Peindre l’invisible, une esthétique chrétienne

 

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Christian Schmitt

Critique d'art. Auteur de "l'univers de J.L. Trévisse, artiste peintre" (ed. Lelivredart 2008) et de trois autres ouvrages sur les vitraux réalisés par des artistes contemporains aux ed. des Paraiges: Jean Cocteau (2012), Jacques Villon (2014) et Roger Bissière (2016). A retrouver sur : http://www.espacetrevisse.com

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