De nos jours, le nom de Vieira da Silva, semble être inscrit aux abonnés absents alors que ce peintre a profondément marqué son époque. Cette artiste portugaise, naturalisée française a appartenu à l’Ecole de Paris. Née à Lisbonne le 13 juin 1908, elle est décédée à Paris le 6 mars 1992.
On la considère à juste titre comme l’une des chefs de file du mouvement esthétique dit du paysagisme abstrait. Pour résumer, l’évolution générale de son travail se poursuit selon un axe du détachement et de la transcendance.
Avec en prime une maîtrise technique éblouissante qui aboutit in fine à des productions diaphanes où seuls vibreront les accords de l’esprit.
Une architecture révélant une autre vision
Depuis les années 1937, Vieira da Silva nous emmène à partir des oeuvres dénommées « le jeu de cartes » , « la Scala » ou les « yeux » dans un monde étrange, le plus souvent lointain et improbable grâce à sa « vision multiple et une » selon l’expression employée par René Char.
« Le jeu de cartes » de 1937
Ainsi elle active à merveille le surréel, grâce notamment à son jeu de cartes .
Elle nous plonge dans un spectacle où l’on est attiré dans une direction créée à l’arrière fond de son oeuvre par un réseau de courbes perspectives qui vont se resserrant.
Une inquiétude grandit cependant lorsqu’on se heurte à ces figures des cartes qui se répercutent tête-sèche en images stylisées.
L’effet équivaut alors à celui d’un miroir déformant qui produit d’étonnantes sensations.
Par ailleurs la vitesse générée par l’accumulation de ces figures rayonnantes nous plonge dans une dimension où l’on perd tout repère.
« Les yeux » de 1937
Ces yeux qui nous regardent accentuent encore la dimension du surréel. Cet essai de pupilles créent un lieu scénique bien étrange, d’autant qu’il s’enroule en spirale.
Est-ce le regard de l’artiste ? Qui prendrait la forme d’une « approche diffractée du réel, à la fois fixe et diffuse, intense et incertaines…? Sa vision multiple et une»? (Vieira da Silva de Guy Weelen, Skira, 1993, p.53) selon la formule de René Char déjà citée précédemment.
En fait l’artiste nous met en garde. Il ne s’agit pas de regarder mais de « voir » .
Un message qui s’avère d’une autre nature. Vieira da Silva elle-même le révélera un jour dans la préface de son exposition de 1963 à la galerie Jeanne Bucher
« …une ambition démesurée de donner au monde quelque chose qui serait (excusez-moi) comme un philtre d’amour. » ! (op.cit. p.54)
Une architecture annonçant des catastrophes possibles
« Le souterrain » de 1948
Avec cette nouvelle toile intitulée « le souterrain », cela rappelle la nouvelle de Kafka et la description d’un dédale creusé en prévision de catastrophes possibles.
En effet cette oeuvre est construite sous forme d’une structure alvéolaire, avec des parois cristallines pleines de possibilités d’osmoses.
Difficile de résister à l’envoûtement produit par cette oeuvre ?
« Miracle d’équilibre entre une géométrie presque contraignante et une clarté poétique… » ? (op. cit. p. 58)
On sent ici un enfermement propre à une structure arachnéenne…avec cette impossibilité d’échapper à l’attraction exercée par cette force qui vous projette tout au loin, dans ce rectangle imaginaire.
Vers un dépassement de la figuration
Sans référence précise à une quelconque figuration, l’artiste s’adonne aussi à une réalité autre.
« Composition 55 »
Avec cette nouvelle toile, on assiste à un « style très épuré, d’une grand rigueur ascétique.
A première vue, cette oeuvre propose une géométrie de touches en modulation de couleurs et de valeurs composant une surface sans perspective et sans forme. » (op. cit.p.60)
Un examen plus attentif va nous révéler aussi un jeu à la fois plus subtil et plus complexe de formes vibratoires évoluant pratiquement dans un vide absolu…un univers sans frontière entre le connu et l’inconnu. A l’évidence tout y est poésie !
Vieira da Silva continue d’expérimenter par cette oeuvre minimaliste et au-delà de toute forme de figuration, son expérience du voir.
Par « Voir », il faut comprendre l’oeil comme la fenêtre de l’âme selon la définition qu’en donne Maurice Merleau-Ponty.
« On sent peut-être mieux maintenant tout ce que porte ce petit mot: voir.
La vision n’est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi: c’est le moyen qui m’est donné d’être absent à moi-même, d’assister du dedans à la fission de l’Etre, au terme de laquelle seulement je me ferme sur moi (…) elle vient de l’oeil et s’adresse à l’oeil. Il faut comprendre l’oeil comme la fenêtre de l’âme. » (Maurice Merleau-Ponty, L’oeil et l’esprit, Gallimard, Paris 1964, pp. 81-82)
La recherche de la lumière
Poursuivant son oeuvre toujours selon le même axe du détachement et de la transcendance comme indiqué déjà précédemment, Vieira da Silva va le signifier plus fortement encore par ses choix chromatiques.
Si les premières oeuvres possédaient un caractère terrestre par l’emploi de couleurs naturelles, l’oeuvre de l’après-guerre va se placer d’emblée sous le signe de l’air.
Jean Grenier écrivait à ce sujet : « l’élément de Vieira da Silva est l’air, l’air qui joue autour des mâts, des cordages, qui tend les voiles sur les vergues et mène les caravelles plus loin que les galions. »
(Jean Grenier, « Vieira da Silva », L’oeil, n° 14, Paris, Fevereiro de 1956, p.19)
Ses derniers tableaux qui parachèvent son oeuvre, en sont la preuve la plus édifiante par l’utilisation du blanc comme le véhicule le plus immatériel.
Cela n’a pas échappé à Serge Lemoine, lui qui considère que : « le blanc permet de corriger, de simplifier, voire d’occulter la composition dont il ne reste que l’indispensable. » (Serge Lemoine, Donation Granville, Tome 2. Oeuvres réalisées après 1900, Dijon, Musée des Beaux-Arts, 1976, p.307).
Vers la lumière, 1991
On assiste alors à des oeuvres de maturité , dont celle intitulée Vers la lumière de 1991. La suggestion est à son faîte: puissance de murmure et concentration de possibles contenus dans le presque rien !
Au lieu d’une peinture tapageuse, cet artiste préfère terminer son parcours de vie par le silence, un silence qui n’est pas le vide mais plutôt habité et suggéré par les palimpsestes de l’imaginaire.
Christian Schmitt