Partagez sur "Modern Romance – l’Amour 2.0 à la rescousse de la génération Y ?"
Aziz Ansari est un comédien qui se pose des questions. Après de formidables aventures sur les planches, puis sur Parks & Recreation, fort de ses succès, et homme de son temps, il s’est penché à travers cet essai sur les relations hommes/femmes à l’heure de la virtualisation des sentiments. Inscrivant sa démonstration dans le temps, il nous raconte l’épopée amoureuse par outils interposés, papier, puis virtuels, sédentaires puis nomades. Modern Romance, écrit en collaboration avec Eric Klinenberg, sociologue, publié en juin 2015 aux États-Unis, propose de nous plonger dans cette jungle.
Le fil conducteur de ce livre très bien documenté reste le passage de la rareté à l’abondance, accentué par l’émergence d’Internet comme outil central de la rencontre.
La rareté : une vertu en amour
Les individus se satisfaisaient donc du peu de choix qu’ils avaient, sans se poser trop de questions. L’offre se résumait bien souvent à son immeuble, sa rue, son quartier.
Comment rencontrait-on l’âme sœur il y a 50 ans ? Aziz Ansari revient sur le fait que les femmes passaient directement de l’adolescence au mariage, sans période intermédiaire. Elles allaient donc d’un foyer à un autre, la liberté de choix était absente.
Elles devaient trouver un mari pour fonder une famille, perpétuer l’espèce. Les âges auxquels les gens se mariaient, du premier enfant, ont tous deux beaucoup augmenté au cours du XXème siècle, pour prendre une tournure dramatique au début du XXIème siècle.
Dans les années 1940, 1950, 1960, la rencontre était simple, simplifiée par les codes sociaux, ainsi que la relative rareté des prétendants. On était dans le règne du « good enough ». Nous nous excusons ici pour l’emploi de l’anglais, mais j’ai tendance à penser qu’il permet ici une meilleure compréhension. La traduction, si elle ne permet pas la clarté, n’est pas utile. Les individus se satisfaisaient donc du peu de choix qu’ils avaient, sans se poser trop de questions. L’offre se résumait bien souvent à son immeuble, sa rue, son quartier.
Or, aujourd’hui, il y a un temps et un espace assez importants d’exploration des sentiments, produisant une mise à égalité des deux sexes. Le choix donné aux femmes est devenu pléthorique et elles ont à présent beaucoup plus de temps devant elles pour faire ce choix. Avec la révolution sexuelle des années 1970 et l’émergence d’un certain individualisme à l’issue de la Guerre froide, les gens deviennent plus difficiles, plus exigeants, pointilleux. Les femmes, en tout cas dans la relation affective, sont l’égal de l’homme.
Le cataclysme internet à la fin des années 1990 amplifie ce phénomène. C’est ainsi que Match.com devient peu à peu le passage obligé pour tout célibataire en recherche d’amour efficace et pertinent. Des mots nouveaux qui s’imposent pour définir cet état d’esprit, ces comportements amoureux.
Une abondance de choix, une accumulation de dilemmes
Le livre aborde une composante majeure de la rencontre amoureuse aujourd’hui : l’immensité du choix. Autrement dit, grâce aux différents outils virtuels, le monde est à présent disponible.
Entre 2005 et 2012 aux États-Unis, un tiers des couples mariés se sont rencontrés via un site de rencontre. Plus que le travail, les amis, le lycée et l’université réunis. Cela peut nous faire penser que ce moyen est le plus efficace, au sens où il nous permettra de trouver l’âme sœur sans mal.
Dans une relation amoureuse, l’enchantement se mêle parfois au dégoût, les points d’interrogation s’accumulent. Alors, pour faire bonne figure, nous nous cachons derrière la certitude de la machine.
L’auteur se penche sur la question de l’efficacité de ces nouvelles modalités. Nous faisons confiance aux algorithmes générés par l’ordinateur. Cela a partie liée avec le fait que la puissance de calcul et la réputation symbolique de ces outils se sont considérablement améliorées. Si dans les années 1980, ceux-ci étaient déconsidérés, jugés lents et encombrants, ils sont à présent jugés de manière beaucoup plus positive par la population, notamment jeune. Seul le « social stigma » reste, non la capacité concrète de ces machines à calculer. Ainsi l’ordinateur ordonne notre vie, nos échanges affectifs, afin qu’ils deviennent performants.
Or, l’esprit humain est une manufacture à contradictions, avec une différence majeure, mise en lumière par le psychologue Barry Schwartz, entre ce qu’on veut et ce qu’on aime. Dans une relation amoureuse, l’enchantement se mêle parfois au dégoût, les points d’interrogation s’accumulent. Alors, pour faire bonne figure, nous nous cachons derrière la certitude de la machine.
En ce début de millénaire, et comme l’évoque l’auteur, un certain nombre de jeunes trentenaires enchaine les « first date ». Une fois l’entrevue terminée, on reste sur des conclusions faussées par la brièveté et la qualité de l’interaction. Et on passe à autre chose.
On pense ainsi que le peu d’informations sur un profil, ainsi que celles glanées lors de cette première entrevue sont pertinentes. Cela est largement exagéré. Le fait que ce soit les seules informations dont nous disposons entraîne leur surévaluation. On donne ainsi trop d’importance à des éléments non essentiels, tels que la couleur préférée, etc… Prenons un exemple : lui, ou elle, aime le tennis et adore Rafael Nadal. Cela est mentionné sur son profil. Vous de votre côté, (j’insiste sur le « de votre côté »), préférez Federer. Et bien, sur la base de cette seule information, insignifiante, nous disqualifions toute possibilité de rencontre. Par ailleurs, si lors de ce verre, café ou thé, l’être ciblé a le malheur de faire quelque chose vu comme « agaçant », de porter une couleur qui serait jugée incongrue, le fragile édifice s’effondre.
La recherche devient un travail à temps plein. Combien de temps cela prend-il pour compléter son profil ? La fatigue mentale et psychologique n’est jamais loin. Nous partons en quête du « meilleur partenaire » possible, en se basant sur des informations non substantielles. Les dés sont biaisés. Car même en choisissant la « meilleure » option, nous restons insatisfaits. Les attentes sont devenues irréalistes.
Le démantèlement des affections
Les répercussions de la technologie sur les comportements affectifs sont importantes. Ainsi, la rupture par texto, si violente et irrespectueuse soit-elle, devient la manière la plus répandue de mettre fin à une relation. Une norme à respecter en somme.
Plus grave, Internet et les outils s’y rattachant produisent l’idée qu’il est possible de trouver le meilleur partenaire au monde.
Par ailleurs, lorsqu’on constate que l’échange par sms interposés a pris le pas sur la conversation, d’autres pratiques assez dommageables se font jour. Aziz Ansari s’attèle à une étude stylistique pour nous aider à rédiger le bon SMS, celui qui permettra d’obtenir les faveurs de l’être désiré. Il nous renseigne sur une autre technique, consistant à allonger le temps de réponse pour susciter l’intérêt, selon le procédé suivant : à chaque sms, le délai de réponse doit être multiplié par deux. Ces éléments, anecdotiques, nous renseignent cependant sur l’importance qu’a pris ce mode de communication. De plus en plus de jeunes gens sont incapables d’avoir un discours cohérent une fois confrontés à un véritable être humain.
En parallèle, nous nous trouvons dans une société où les jeunes générations obéissent plus qu’elles ne choisissent. Elles sont trop centrées sur elles-mêmes, sur ce qu’elles veulent, pour voir ce qu’il y a. Les applications de rencontre sont évoquées comme le bras armés de cette tendance, avec au centre de l’équation le problème du choix et de la simple politesse. Plus grave, Internet et les outils s’y rattachant produisent l’idée qu’il est possible de trouver le meilleur partenaire au monde.
Il y a deux modes opératoires contradictoires qui ressortent de l’ouvrage. D’une part, il y a le besoin de trouver le meilleur, dans une démarche qualitative. D’autre part la volonté de résumer les gens à des bulles de dialogues, des photos utopiques et de passer en revue le plus de spécimens possible. On privilégie donc le quantitatif. Cela amène l’auteur, citant Sherry Turkle, à poser une question simple : dans la situation actuelle de profusion d’outils de prospection amoureuse, combien de personne ai-je besoin de rencontrer avant de trouver le meilleur partenaire au monde ? En principe, c’est le monde entier qu’il faudrait envisager pour réaliser cette prouesse.
En clair, si on recherche le meilleur, c’est le moyen de ne jamais le trouver. De ne jamais être heureux. L’abondance de choix ne signifie nullement abondance de joie, au contraire. Si nous avons moins d’options, nous sommes plus investis dans la relation nous raconte l’auteur, par conséquent moins centrés sur nous, trop occupés à rechercher l’âme sœur. A l’inverse, quand nous avons trop d’options, nous nous focalisons sur des détails superficiels, insignifiants, qui n’ont plus guère d’importance quand on connait mieux la personne.
Pour terminer, l’amour est peut-être d’abord une habitude, une dépendance éperdue à l’être aimé qui se métamorphose avec le temps en une espèce d’accoutumance. L’amitié amoureuse prend le pas sur la passion, mais c’est un élément que les jeunes générations ont sans doute le plus de mal à accepter, avec des conséquences funestes sur les relations hommes/femmes.
L’essai prend fin sur une note positive, tentant de donner des pistes sur une nouvelle approche de la technologie, et nous pousse à réviser notre jugement sur celle-ci. Elle ne peut être vue comme uniquement néfaste, mais il importe pour cela de revenir à une certaine simplicité. Le livre se révèle être un texte rafraîchissant, plein d’empathie, à l’égard de ces générations, qui, irrémédiablement, restent la tête dans le guidon, souvent incapables de réfléchir à ce gaspillage affectif, dont elles sont à la fois les prescripteurs et les victimes.
Aziz Ansari, Modern Romance, Penguin Group, 2015
Sherry Turkle, Alone Together, Basic Books, 2013
Eric Klinenberg, Going solo, Penguin Books, 2012