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L’œil était flou, un peu trop sombre. Jauni. Gabriel Borowski, affalé sur sa chaise, regardait son bureau en désordre. Le célèbre éditeur, l’œil hagard et vide, ne pensait plus. Il n’y avait plus rien à penser. Dans la pièce silencieuse, seul le bruit de sa respiration témoignait encore du peu de vie qui restait ici. Ce son, cette odeur. Gabriel Borowski suait encore. Il puait un parfum de musc bon marché sucré au rhum qui masquait mal l’odeur d’homme, âcre et repoussante, d’homme trop vieux.

L’œil était trop flou. Gabriel Borowski avait bu. La flasque de rhum blanc traînait sur son bureau de bois vieilli et de marbre, style Louis XVI. Était-ce encore un bureau ? On n’en voyait plus grand chose sous la montagne de formulaires et de manuscrits. Ce qu’on voyait en revanche, c’était la crasse dégoulinante des restes de repas, les mégots cendrés et la saleté huileuse des empreintes de mains de l’éditeur sur la blancheur du papier. Tout n’était plus que masse informe. L’œil de Borowski se posa un instant sur le désordre de papiers qui le cernait. Un flot sans fin de manuscrits plus pitoyables les uns que les autres à refuser, qu’il faudrait refuser. Pour la plupart, ils étaient vraiment mauvais. Du reste, ce ne sont pas les petites bafouilles envoyées par courrier qui font les best-sellers, plutôt les relations, les rumeurs de salons, les confessions à mi-voix… L’éditeur releva un instant la tête, et avec un dernier reste de fierté, il contempla sa bibliothèque. Son trésor. Tiens… Ce livre, Double-vie politique, ç’avait été 300 000 francs de bénéfice, et une rente sur plusieurs années. Il s’était payé des vacances à Saint-Trop’, et le luxe d’une soirée à la Madrague. Même que Brigitte Bardot, à l’époque, il lui aurait pas dit non si…

Gabriel Borowski, ç’avait été, à l’heure du faste et de la grandeur, l’éditeur de la boue parisienne. Ses grands thèmes de prédilection ? Politique, sexe, religion et violence. Oui, il était celui par qui la boue du scandale, celle des caniveaux, s’exposait au grand jour. Il avait le flair pour ça : montrer aux hommes leurs propres noirceurs, les caresser dans le sens du vice. Un premier succès qui révélait la vie cachée et sexuelle d’un ancien président de la République, et il était lancé. Son nom courait dans la Capitale comme de la poudre à canon. Gabriel Borowski, l’éditeur sulfureux par qui éclatait le scandale, la grande gueule, le génie crasseux, hypocritement aimé et cordialement détesté.

Mais qu’importait le poison, pourvu qu’on ait le vice ? Très vite, l’argent, presque facile, était venu. Il avait investi dans une plaque en or « Editions Borowski », de beaux bureaux rue de Rivoli, embauché des éditeurs, des stagiaires, une secrétaire et des attachées de presse sexy. En bonne mouche à merde éditoriale, dans chaque être qu’il croisait, de ses collaborateurs à ses « amis », Borowski recherchait l’arrête vertébrale de la noirceur, l’horreur profonde. Au scalpel, le lacérant de mots, d’insultes quelquefois, il travaillait si bien l’auteur qu’il en extirpait, avec des griffes fourbues et acérées d’hyène vorace, les pires violences, le malheur le plus tragique et pathétique, la subtile distillation de la cruauté pure, humaine. Il fouillait la violence crue que seules les images de la télévision pouvaient concurrencer. Témoignages des bas-fonds, frasques des politiques, vie sexuelle des prostituées ou violence des affrontements des policiers : toujours choquer et aguicher les voyeurs…    

Sur le bureau traînaient des contrats, qu’il ne pourrait plus payer à présent. Tant pis, pensa-t-il, ces merdeux qui lui avaient picoré dans les mains au temps du succès pouvaient bien crever. Plus le courage de lutter. L’avait-il eu un jour ? Était-ce cela, le courage : exposer la crasse des autres ? Peu à peu, ça l’avait sali, même s’il refusait de s’en apercevoir. La faute, c’était les autres. Mais il était seul. Il ne pouvait pas les supporter, les autres. Il fallait qu’il les blesse : l’unique moyen d’exercer son pouvoir sur eux, de sentir la puissance enivrante et de s’affirmer dans la tyrannie. Au début, ç’avait été un exutoire, et il sentait dans son entreprise toute la force de la liberté. Extraire la tourbe à la manière d’un alchimiste. Il vous tirait la boue de bien profond, celle qui recouvrait toutes les classes sociales, et vous la montrait d’un doigt impertinent, en pleine lumière. Mais, à mettre les mains là où personne ne regardait, ç’avait déteint et ç’avait tout contaminé : lui, ses proches et tout ce qui le touchait. Alors, il y avait eu la Merco, le luxe et les femmes…

Borowski, c’était les femmes d’abord. Il les aimait. Salement. Comme pour toutes les relations humaines, il fallait toujours les humilier, sentir sa puissance de mâle sur elles. Cacher sa lâcheté profonde. Il savait y faire avec elles. Il avait ses entrées aux Chandelles. Là-bas, il les choisissait jeunes et, de préférence, limitées. C’était plus facile : elles ne répondraient pas, elles n’auraient pas l’intelligence. Et puis pour ce qu’il aurait besoin de leur esprit, dans un lit. Ce qui importait, c’est qu’elles aient ce strass de pacotille vulgaire qu’il aimait : des seins, des jambes exhibées, des couleurs criardes et des bas qui sentent la sueur, le lupanar de riches… Ça puait le sexe offert à plein nez, ça se dandinait sur des talons Dolce Gabbana et ça aimait ça tant qu’on payait bien en fringues. Vite lassé, Borowski les remplaçait souvent, quitte à mettre un peu d’oseille sur la table… Une ou deux, il les avait vraiment aimées. Mais il ne savait pas y faire avec l’amour, il aimait trop, il blessait. Être vulnérable était au-dessus de ses forces… Elles étaient parties, trop vite, et avaient laissé une plaie suintante, et un vide que les gourdasses ne rempliraient jamais, que Gabriel ne voulait plus remplir.

Sur le haut de la pile en friche des manuscrits, un roman. Titre : Editeur. Sous-titre : la fin d’un monde. Distrait, Gabriel Borowski lut le résumé. C’était un de ces récits pathétiques à propos d’un éditeur qui se suicidait dans son bureau, au milieu de ses livres. Avec tout le mépris dont était capable sa bouche rouge, lippue et striée de rides, Borowski, dans un excès de rage, grogna : « Bande de chiffes molles, ces auteurs… Pas d’action, de sexe gratuit… Impossible de croire à cette littérature de merde, et on veut nous faire penser que les personnages sont humains… Et avec un éditeur en personnage principale ! Pour rapporter du cash, que l’auteur parle au moins de sa vie sexuelle ! Le témoignage d’une transsexuelle barbue ou d’une religieuse du porno, ça, c’est du bon ! Encore un de ces écrivains qui voudrait faire du Flaubert… Flot vert, du vomi, oui ! » Une expression de haine sur son visage décharné, crachant son dégoût sur les pages blanches de l’épreuve, il jeta, d’un coup vif, le manuscrit à terre.

Le refiler à la stagiaire. La petite saurait bien rédiger une lettre de refus, à ce raté qui ne savait pas écrire. Sa stagiaire, il la gardait encore un peu. Au prix qu’elle lui coûtait. A chaque fois qu’il la voyait, il pensait aux 436,05 euros par mois. Alors, il lui souriait, de son sourire de vieux rapace séducteur, et il ne se privait pas de la reluquer de bas en haut. C’était gratuit, ça. Elle faisait toujours mine de ne s’apercevoir de rien, mais elle détournait le regard, rouge. Quelquefois aussi, il sentait qu’elle l’observait. Dans le flot des stagiaires qu’il avait exploités, elle était étrange, trop réservée. Un jour, elle s’était coupée les cheveux très courts et les avait teints en rouge. Ça tranchait pas mal avec son sérieux, et cette distance qu’elle avait toujours face à lui. Peut-être qu’elle était lesbienne. Mieux encore, bi… Cette façon « garçonne » qui lui déplaisait, il aurait aimé…

La sonnette retentit. La porte, entrebâillée, s’ouvrit sur un homme revêtu avec une élégance procédurière, la stature droite, la bouche et les yeux parfaitement horizontaux. Il pénétra dans la pièce. L’huissier de justice venait pour le dépôt de bilan. Formulaires signés, livres et bibliothèques envoyés aux enchères pour payer les dettes. Le bureau vidé. Cela faisait longtemps que ce n’était plus le temps du succès. Trop de réseaux, et la concurrence d’internet. La course au scandale était minée. Pour combler le compte en banque des éditions, Borowski avait enchaîné les parutions, dans une course effrénée contre le vide. La SODIS lui avançait l’argent… mais il devait rembourser quand le livre ne se vendait pas. Les courbettes à la banque, les crédits… C’était un cercle vicieux et les caisses étaient vides.

L’alcool restait maintenant la seule armoire à rêves de ce squelette désossé, qui verdissait dans la lumière perçante, assis dans un coin sombre de la pièce. Il n’y avait plus personne, ici, pour voir encore le petit garçon tout au fond des yeux jaunes cernés de rides sales et bouffies. Il susurra, sans espoir, ou avec la toute dernière once, presque idiot : « Maman ?… » Elle l’aurait encore vu, elle aurait réussi à traverser les strates des ombres et des horreurs des années brûlantes. La seule.

La porte claqua.

Anne Rouge

Anne Rouge

Anne Rouge

Les yeux de Mary Poppins, le sourire de Bérénice, le nez d'Antigone et les oreilles de la Princesse de Clèves.

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