Cher N.,
Je m’excuse une nouvelle fois… la longueur de mes courriels n’est toujours pas raisonnable (dit-elle avec la moue coupable du plaisir des bêtises). Tu connais mon goût pour les romans mailiques. Soit, je culpabilise un peu moins parce que tu as étrangement toujours le courage de me lire malgré ce défaut cruel de concision, et surtout parce que tu ne liras plus un seul courriel de ma plume virtuelle avant un bon bout de temps. Pourquoi ?
C’est simple. Depuis quelques heures, je peux dire, en cœur avec Alceste, » je hais tous les hommes ». Une réaction allergique. Mais attention, je précise que je réserve ma haine exclusivement au genre masculin. J’accorde encore le bénéfice du doute (en étant une) aux femmes. Oui, je vous hais, pour une période d’environ 15 jours. Après, et selon le comportement de la gent masculine, qui se devra d’être exemplaire, je veux bien reconsidérer votre présence à une proximité d’environ deux mètres de ma frêle et délicate constitution. Entendons-nous, juste la présence. Cela ne m’empêchera en aucune façon de vous opposer un nez plissé d’horreur et une franche mauvaise foi à m’abaisser à converser avec vous.
Je te vois déjà rire de ce que tu considères comme une lubie inconséquente de ridicule précieuse. En temps normal, il est vrai que je vous tolère bien. Je vous fais même la (bonne) grâce de vous aimer. Las, l’affront fut trop pénible cette fois ! Mais avec toi, je cède au tribu de l’amitié : pour toute la durée de ce courriel, j’accepte encore de t’adresser ces quelques mots malgré ton appartenance originelle à la caste de goujats embarbés. Ah, faible femme que je suis… J’ose espérer que tu apprécies à son prix le plus juste le grand privilège qui t’est accordé.
Un seul mot : l’intrus. Oui, l’intrus. Victor de son prénom. Entré par effraction dans mon existence hier soir à 19h00. Reparti libre et guilleret d’avoir économisé une chambre d’hôtel, ce matin à 8h00. Crime commis : éventration de mon espace personnel par absence totale de délicatesse.
Tu penseras que je suis une bien petite nature pour ne pas supporter un homme une demi-journée. Je ne nierai pas. Si vous êtes tous comme Victor, vous êtes pragmatiquement tous insupportables. J’aurais pu refuser, pourtant, de satisfaire à la demande de ce membre de ma famille (éloigné). Mais la décence de l’hospitalité et cette forme atténuée de liens de sang me contraignit à ne pas m’inventer de prétexte fallacieux, quand bien même je le regrette amèrement aujourd’hui.
Prenant mon mal en patience, je me préparai. Méthode Coué, ménage, cachettes secrètes pour lingerie fine, exposition de littérature honorable… Je choisis de mettre bien en évidence, dans ma bibliothèque, Mémoires d’une jeune fille rangée. Sans doute ne connaissait-il Simone de Beauvoir que de nom, mais j’étais certaine que le titre serait d’un effet excellent…Je créai un contrepoint, pour qui s’intéresse aux détails, en déposant – négligemment – un livre intitulé Viol sur ma table de chevet. Clou de ma mise en scène : le pyjama polaire à oursons, enfantin à souhait, pour que Victor n’ait pas d’idées indécentes dans son sommeil. Car je préférais souffrir de la chaleur trop vive et transpirer à grosses gouttes que d’imaginer tout rapprochement. Puis, tu sais bien que je suis une femme éminemment respectable ; la moindre dérive, alors que nous dormions dans la même pièce, m’eût été insupportable.
Toutes ces précautions me paraissent, à présent, bien vaines. Car c’était sans compter… Victor.
Victor, amarré à sa canette de bière, et perdu comme un colis renversé au milieu de la gare Montparnasse, planté là dans la foule flottante de la gare. Victor, à côté de l’un des ascenseurs de la gare, à m’attendre. Peinard, à siroter sa bière en regardant la course des autres, en regardant ma course… Cela faisait en effet bien vingt minutes que je traquais toutes les cages d’ascenseur de la gare à la recherche de mon bougre. Portable déchargé, je n’avais pas vu d’autre alternative : jouer à « où est Victor? » dans la gare à partir de la seule information fournie : « je suis devant l’ascenseur »…
Après les marques de politesse d’usage, nous allâmes nous restaurer, dans l’un de ces café-brasseries aux frites surgelées apte à satisfaire la faim d’un Victor et dont Paris foisonne. L’endroit idéal, beaucoup de bruit pour se laisser abrutir par la conversation des autres et égrainer les banalités. Passant aux toilettes histoire de me ménager un peu de temps seule (un luxe!), je remarquai une affiche, placardée sur la porte face aux cuvettes. Elle annonçait la sortie du film « Nos pires voisins »… Je souris : se plaindre de ses voisins alors que l’on pouvait faire pire encore et vivre sous le même toit, ce film devait vraiment être à… et puis, ils n’ont pas de Victor à supporter, eux !
Philosophe, face à Victor, à une de ces micro-tables de café, je tentai néanmoins de générer du liant formel de conversation pour ne pas m’embourber dans un silence de plomb. J’évoquai tour à tour Paris, ses jardins, ses musées, et demandai des nouvelles de Katia, l’amie de Victor.
Soudain, ses yeux s’embuèrent, et il prit un air de chien battu. Un regard implorant chiant. « Elle est partie. Katia est partie… Un autre, un garagiste » Les sanglots longs des violons commencèrent. Je m’efforçai de consoler Victor. Éprouver de la compassion est bien un truc de bonne femme. Je m’en veux mais à ce moment précis, je fus un peu émue par mon intrus, et réagis (presque) maternellement. Pour lui, le malheur qui le touchait était bien réel : Victor avait gagné le gros lot de la tristesse sur son ticket de grattage morpion. Katia était perdue et il fallait retenter sa chance ailleurs.
Victor renifla bruyamment, reprit du demi de rouge qu’il s’était réservé pour lui tout seul et raconta une séparation dont je t’épargne ici le lyrisme magistral et qui en substance pourrait se résumer à « je te quitte parce que t’es con ». Je l’admirais un peu, malgré tout, cette Katia. Cette compagne de Victor avait tout de même réussi à le supporter héroïquement près de deux ans. Sans doute un délire hormonal était il caché sous cette durée mystérieuse, ou alors une limitation importante de son intelligence. Mettre deux ans à se rendre compte que Victor n’était pas doté du quotient intellectuel d’Einstein et qu’il était « con » me semble en effet un peu poussif.
Je faillis dire à Victor ce qui vraiment me traversa l’esprit : « Oui, Victor, toutes les femmes sont des s…, surtout celles que tu choisis. Oui, elles ne te sélectionnent parmi le vulgaire que pour la taille de ton automobile (Victor est un passionné de tuning), pensant faussement que ce genre d’attribut visible renvoie implicitement à la taille de certains détails de ton anatomie. Puis, ces avides carnassières, ces érinyes cruelles sont déçues, et n’ont d’autre choix, une fois lassées de ta voiture et de l’autre attribut en ta possession, de t’abandonner comme une vieille loque et de te jeter à la poubelle de la ribambelle de leurs ex. » Je me retins, hélas, et nous terminâmes ce repas en retournant à des sujets plus frivoles.
Voulant retarder au plus tard la cohabitation dans mon humble demeure, je proposai à Victor de faire le trajet à pied. Châtelet-gare St-Lazare, en passant par la place Colette et l’Opéra Garnier était somme toute un chemin agréable, et les rues de Paris m’apaisaient de leur vie toujours gaie et folle. Je tentai même de faire abstraction des râles et remarques sur les Parisiennes faisant du jogging en salles de sport le soir, la profusion d’étrangers à Paris pour faire marcher l’économie, le « putain de merde » inutile et inefficace lancé lorsqu’il fit choir sa valise et enfin sa fatigue vantarde exposée dans le simple but de se faire admirer et de montrer qu’il avait passé une dure journée (compassion dont je suis exempt).
Enfin, malgré mes réticences, nous arrivâmes dans mon antre. Je lui fis une rapide visite de l’unique pièce dans laquelle nous allions devoir passer la nuit ensemble. Rapidement et en rougissant vivement, je refermai mon placard… Dans la hâte du départ pour le travail, j’avais oublié de refermer la porte le matin, et ma lingerie fine était bien en vue. Victor me lança : « bah dis donc, il y en a, des fringues ! ». Cette simple phrase faillit me faire déclarer une nouvelle guerre des sexes. Tu le sais bien, tout homme sensé sait ce genre de choses : dire à une femme qu’elle a trop de vêtements est le pire affront qu’on puisse lui faire… J’eus soudain l’envie de le faire dormir sur mon paillasson. D’autant plus qu’il ajouta à cette remarque de fort mauvais aloi un sourire et un air entendu (sans doute parce qu’il avait remarqué la lingerie). De fait, pour Victor, je ne pouvais supporter la vie parisienne que pour deux raisons : la présence de bars à portée de rue et l’attrait de la luxure dans mon boudoir personnel. J’abandonnai toute lutte pour l’en dissuader… Tant pis s’il ne comprenait pas. Tu connais, cher N., les raisons réelles qui m’attachent à Paris et il serait trop long de me justifier ici.
Victor prit sa douche, temps que je mis à profit pour mettre mon pyjama polaire sibérien. Une étrange odeur se répandit dans mon appartement, mélange d’haleine fétide, de sueur, de pieds : l’odeur de mâle version Victor et pas du tout ragoutante. Je plissai les narines, et tentant tout de même de me garder une contenance en me focalisant sur l’écran de mon ordinateur, sur lequel j’avais encore quelques menus travaux à faire, je lui fis monter le lit pneumatique. Pauvre appartement qui d’ordinaire ne sentait que le thé, le café ou le chocolat des pâtisseries, tes murs en auront connues, de terribles aventures !
Quelques minutes plus tard, Victor, bien installé dans les draps qu’il me faudrait bientôt décontaminer, s’endormit du sommeil du juste, dans le lit qui couinait à chacun de ses mouvements. Je soufflai, soulagée que tout cela fut enfin terminé, et m’apprêtai à sombrer moi aussi dans un sommeil mérité et réparateur. C’est là que je l’entendis : la respiration de l’intrus. Non, pire encore, son ronflement inquisiteur qui venait me surprendre même au cœur des ténèbres et me rappeler sa présence honnie. Je dus me retenir de toutes les forces de mon être pour ne pas lui lancer l’un de mes coussins (l’étouffement aux plumes eût été un véritable apaisement). Ne sachant pas siffler, j’essayai le toussotement… Rien n’y fit. La constance du ronflement fut à la hauteur de ma désespérance. Sans boules quies, je tentai de protéger mes oreilles avec des écouteurs intra-auriculaires, mais l’effort fut vain. Le ronflement était bien trop fort… Si je dormis, ce ne fut que dans un vague errement entre conscience et inconscience, l’espace de quelques minutes dans cette nuit blanche et suante dans un pyjama trop chaud.
« Réveil » à 6h et la bonne humeur du présentateur radio me donna envie d’étriper mon poste. Victor sourit. Il avait bien dormi. Je n’eus plus la force d’esquisser le moindre commencement de sourire. Je sortis les cannelés au chocolat pour le petit déjeuner (je m’étais dit que les hommes aiment généralement le chocolat et Victor n’échappait pas à cette règle). Il apprécia. Vorace, trois passèrent dans son gosier en l’espace de quelques instants. Ma rage bouillonna de m’être donnée tant de mal pâtissier pour une nuit blanche et une soirée vaseuse.
Mon intrus partit heureux (Katia était bien loin, tant qu’il était rassasié de chocolat, me sembla-t-il), ne laissant derrière lui que la trace d’un tube à dentifrice sur lequel il avait appuyé par le milieu.
Je me rends compte, à te restituer ces faits, que la durée de 15 jours est sous-évaluée. Et qu’il va falloir que j’arrête ici ce récit si je ne veux pas commencer à te haïr toi aussi. Je te laisse, mettant à présent le reste du temps de cette journée à profit pour rattraper le sommeil qu’on m’a si injustement volé. La haine que je voue à l’ensemble du genre masculin est profonde mais ne te touche pas encore, et j’ose espérer (malgré tout) que tu vas bien.
Je (ne) t’embrasse (pas),
A. (Célimène à date de péremption courte)