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Le sculpteur Patrice Racois entretient une relation exclusive voire quasi fusionnelle avec l’acier.

Or, bizarrement avant de dialoguer avec ce métal et le découvrir comme son moyen d’expression privilégié, il a d’abord eu une expérience plutôt éprouvante avec lui.

En effet après un travail de deux ans comme soudeur sur le viaduc de Millau au début des années 2000, il a même cru que tout espoir était perdu.

Un constat cruel d’un ras-le-bol : «  deux ans à bouffer de l’acier ». Tout paraissait l’éloigner définitivement de ce matériau et pourtant après quelques années, de moments difficiles et de passages à vide, un déclic se produisit et l’amena définitivement à la sculpture.

« L’acier m’a donc mené à la dépression, je lui ai demandé de m’en sortir. C’est pour cela que je ne fais que de l’acier. Même matériau, univers différent, l’un toxique, l’autre médicinal. »

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A la suite des premiers sculpteurs de l’acier

Patrice Racois a dû probablement éprouver le même attrait mystérieux pour ce matériau que les premiers sculpteurs. Et c’est donc surtout par son travail qu’il va s’inscrire dans la lignée de ces audacieux pionniers de la sculpture moderne.

Alors que l’acier semblait réservé aux prouesses des ingénieurs voilà qu’ensuite des artistes s’emparent de lui. Les plus connus sont ces trois Espagnols installés à Paris au début du XX° s. : Gonzalez, Picasso et Gargallo mais bientôt suivi par le Basque Eduardo Chillida. Ils vont devenir en quelque sorte les sculpteurs au marteau du forgeron et au chalumeau. Grâce à eux, forger, tordre, brûler, souder deviennent des activités nobles !

Cette corporation spécifique de sculpteurs va laisser partout des traces visibles de leur création par les différentes tensions exercées sur l’acier, à travers les stigmates que sont les entailles et cicatrices dues au marteau, au chalumeau ou à la soudure à l’arc.

Avec son « Don Quichotte » (1929-1930), Gonzalez va constituer un corps par un vide entouré de fer. Et ce même « vide » va devenir ensuite le leitmotiv sculptural   utilisé abondamment par un certain Eduardo Chillida. Le « vide » au lieu du volume ! Patrice Racois cite volontiers ce sculpteur comme étant son modèle. « Le travail de l’acier, mon dieu s’appelle Eduardo CHILLIDA, pour son extraordinaire travail sur ce matériau. » Et il va également, comme lui, travailler le vide grâce à ses grandes sculptures circulaires (la série des Simple Nœud XIV, XV, XVI et XVII de 2011 à 2013). Tournant autour de ces sculptures, on assiste, en effet, à un mouvement d’ouverture et de fermeture, les formes se séparent comme pour s’autonomiser.

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En fait comme l’artiste basque, ce sculpteur met en valeur l’acier, sa noblesse, son dynamisme et sa résistance souple. Il devient entre ses mains matière vivante.

Et c’est toujours la même réalité que l’on découvre dans son œuvre, avec son approche particulière du métal. Des relations de nature presque humaine, voire intimes, même s’il s’agit en l’occurrence le plus souvent d’un rapport de rivalité :

« Je brise aussi ce métal parce qu’il me fait personnellement mal, parce que je crois que nous sommes tous plus construits par nos blessures, cicatrices et fêlures, que par nos moments de bonheur. » Mais plus proche de nous dans l’histoire de la sculpture sur acier, les influences restent toujours autant multiples. Ainsi la sculpture va résonner aussi « comme la nature ».n Ce seront les sculpteurs biomorphes et parmi lesquels, vont se distinguer Jean Arp et Henry Moore. On trouve un parallèle évident de cette aspiration biomorphe dans les séries Ordre et Désordre et Simple nœud de l’artiste Patrice Racois.

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L’homme et la nature sont omniprésents. Lorsque cet artiste parle de son travail du nœud, il utilise volontiers des termes empruntés au domaine végétal, comme s’il s’agissait d’un bouquet de fleurs ou de lianes : «  chaque brin de la tresse… ». A l’opposé, Racois reconnaît aussi son attrait pour le minimalisme même s’il   qualifie parfois d’anachronique son design :

« … si j’aime le minimalisme, j’attaque cette mode du design « épuré » que je juge anachronique. Notre monde est loin d’être lisse, aller chercher une esthétique lisse relève plus de la volonté de ne pas voir. »

En réalité le Minimal Art ne semble pas avoir dit son dernier mot. Car s’il refuse tout contenu, ce mouvement n’est pas un art formel. Sa raison d’être se situe en fait dans la relation qu’il instaure entre le spectateur et l’objet et c’est là que se situe son principal intérêt.

Patrice Racois va permettre justement de concrétiser cette nouvelle relation grâce au « renvoi miroirique » de ses sculptures en inox poli.

Le « renvoi miroirique » des sculptures en inox poli

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En effet les oeuvres en inox (Séisme, Impact, Console, Simple noeud VIII et X) de Patrice Racois jouent indéniablement sur l’effet miroirique.

Il s’agit le plus souvent de blocs réalisés avec de la tôle mince, découpée, martelée et soudée. « Le polissage qui joue avec la lumière donne une âme à l’ensemble, rend organique, mais esthétique aussi ce matériau froid. » L’effet miroir devient un élément important de l’objet et expose de manière métaphorique la condition de l’homme moderne dans sa célébration Ce faisant Patrice Racois donne raison à Marcel Duchamp pour qui c’est avant tout le regardeur qui fait l’oeuvre. Le grand Verre qui est l’opus magnum de Duchamp avait concrétisé à tout jamais ce nouveau principe : les oeuvres d’art fonctionnent uniquement par « renvoi miroirique ». Ici les sculptures-miroir de Patrice Racois résonnent merveilleusement comme le modèle du projet duchampien.

En regardant les œuvres inox de Patrice Racois, on se voit effectivement soi-même par effet du miroir et le regardeur est donc déjà de facto participant à l’élaboration de l’œuvre. Cela rend plus crédible encore le phénomène de transsubstantiation de l’objet banal en œuvre d’art puisqu’à chaque fois c’est le visage du regardeur qui apparaît. Ainsi ces sculptures tendent à crédibiliser le processus énoncé par Duchamp. Mais pour que le « miracle » s’opère, il faut qu’il y ait osmose comme dans le Grand Verre où l’on assiste à un accouplement/osmose entre le goût du célibataire et l’objet d’artiste qui se transfigure en œuvre d’art.

Duchamp accorde beaucoup d’importance à l’effet miroir. La transparence signifie la possibilité d’accéder à une autre réalité. Et donc ce n’est pas un hasard si l’opus magnum de Duchamp est peint sur verre. De la même façon, les sculptures inox nous permettent de nous projeter dans un ailleurs indéfinissable, qui est de l’ordre de la transcendance ou de l’infra mince qui, selon Duchamp, correspond à la grâce. D’ailleurs les blocs en acier sont souvent en position verticale ce qui évoque indéniablement la spiritualité. C’est pourquoi les sculptures en acier de Patrice Racois dégagent comme un air d’éternité échappant à toute emprise du temps et de l’espace par leur façon toute particulière de se fondre dans le milieu ambiant.

Elles ne paraissent jamais véritablement statiques. On a l’impression qu’elles voyagent en permanence comme une échappée spirituelle. Mais la vanité qui dirige l’humain vers le bas est également bien présente dans le « renvoi miroirique ». Il était naturel à Adam, et juste en son innocence, mais il est devenu et criminel et immodéré, en suite de son péché. » C’est pourquoi Marcel Duchamp opposera toujours son humour légendaire à toute forme de vanité dans l’art, d’où l’explication notamment de ses ready-mades.

Cette vanité est aussi bien présente dans les sculptures de Patrice Racois. On assiste à une véritable célébration de l’acier, même si la dureté semble domestiquée, l’inox resplendit quant à lui fièrement à la façon d’une symphonie aux multiples prolongements. On sent les vertus d’insoumission d’un matériau réfractaire aux séductions tactiles.

Toutes les pièces   rivalisent d’attrait et d’amour-propre qu’il s’agisse de l’inox brossé, satiné ou poli. Chacune concourt à une perfection exemplaire. Le sculpteur humanise son travail grâce au polissage qui selon lui : « …joue avec la lumière (et) donne une âme à l’ensemble, rend organique mais aussi esthétique ce matériau froid. Ainsi façonné, le métal perd la connotation ingrate que lui a léguée l’utilisation industrielle. » Concernant le narcissisme, Marcel Duchamp a souvent exprimé le double visage de Narcisse : contemplation stérile et associative d’un côté et activité différenciative et créative de l’autre. A ce titre elles permettent la découverte du corps comme extériorisation complète du Moi. Cet aspect du Moi est mis en lumière dans ce qu’on appelle le paradoxe de l’alter ego – à savoir comment l’image de soi se morcelle avant d’entrer en relation avec d’autres Moi, avec d’autres consciences. D’où peut-être l’explication des altérations qui affectent les sculptures en inox poli ? Et peut-être les mêmes destructions ne résulteraient-elles pas du principe d’altération énoncé par Georges Bataille qui à l’époque avait déjà influencé les travaux de Giacometti ?

Rosalind Krauss a développé longuement ce concept d’altération dans son livre sur « l’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes » (Ed. Macula, 1993, p. 222 à 255)

Les sculptures en acier inox et le phénomène d’altération

En fait le concept d’altération énoncé par Georges Bataille est né d’une controverse avec Georges-Henri Luquet, philosophe et ethnographe ainsi que pionnier de l’étude du dessin enfantin. Celui-ci pensait que l’art des enfants et l’art de l’homme primitif avaient la même origine. Chez les deux, il retrouve une liberté et un plaisir absolus qui sont à l’origine de la pulsion graphique. Mais Bataille va se détacher de cette conception simpliste en signalant d’abord l’inégalité dans la représentation existant, à cette époque préhistorique entre les animaux et les hommes. Dans les grottes de Lascaux, alors que les animaux sont représentés avec beaucoup de réalisme, les hommes par contre sont presque informes. En fait, il veut montrer qu’il existe un côté destructeur chez l’homme primitif à l’opposé du plaisir énoncé par Luquet. Car même chez l’enfant, les marques laissées par lui sur les murs et les griffonnages sur papier, tout cela procède du même désir de détruire.

« l’art, puisque art il y a incontestablement, procède dans ce sens par des destructions successives. Alors tant qu’il libère des instincts libidinaux, ces instincts sont sadiques. » (G. Bataille, Œuvres complètes, Paris Gallimard, 1970, p.253)

Le phénomène de sadisme qu’il découvre à la fois dans l’art des enfants et dans celui des grottes est celui de l’altération. L’origine de l’altération est liée sémantiquement à altus et à sacer, concept orienté simultanément vers le bas et vers le haut, ou l’ignoble et le sacré. Ce faisant, il veut démontrer que la violence réside au cœur du sacré.

Patrice Racois lui-même semble rejoindre les conceptions de Bataille lorsqu’il affirme :

« Je brise …ce métal parce qu’il m’a fait personnellement mal, parce que je crois que nous sommes tous plus construits par nos blessures, cicatrices et fêlures, que par nos moments de bonheur. »

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Ainsi la pensée créatrice elle-même sera en même temps toujours une expérience de la mort car tout moment d’une réelle intensité ne saurait exister en dehors d’une cruauté elle-même extrême. C’est pourquoi le côté tragique qui colle à l’humain ressort merveilleusement de toutes ces fissures, déchirures, éclatements et cassures qui entament la solidité des blocs d’acier. Pour Bataille, le concept d’altération atteint sa plénitude dans les pratiques sacrificielles des Aztèques au cours desquelles le cœur de la victime encore vivante était arraché de sa poitrine et élevé par le prêtre au-dessus de l’autel.

Bataille parle de « caractère étonnamment heureux de ces horreurs ». Cet écrivain va influencer le cercle des Surréalistes composé notamment de Masson, Desnos, Artaud, Queneau et surtout Giacometti. Et donc il n’est pas étonnant de découvrir également dans les œuvres sculptées des séries Séisme, Impact et Unité brisée de P. Racois de multiples incisions, véritables entailles larges et profondes qui laissent apparaître à l’intérieur comme un étrange kaléidoscope composé de miroirs brisés réfléchissant à l’infini des couleurs froides. Car Bataille oppose un « non » à la civilisation prenant exemple sur Dada qui avait condamné l’impérialisme qui avait mené à la guerre. Mais cet écrivain marginal veut aller plus loin que les surréalistes en proclamant un « oui » nietzschéen à l’existence dans toutes ses formes même les plus contestables. Pour lui la « civilisation » empêche la société de se régénérer, elle s’étouffe à croire en sa supériorité.

Il veut abolir la dichotomie primitif-civilisé et nous rappelle cette nature que nous avons oubliée, cette « innocente cruauté » et cette « opaque monstruosité des yeux ». Il veut privilégier le sacré – mais cette notion du sacré empruntée à l’ethnographie de l’époque ne doit pas être confondue avec le divin des religions monothéistes. Les sculptures en acier inox de Racois vont être la concrétisation la plus visible, et la plus concrète de cette révolte contre l’idéalisme et contre cette civilisation qui méprise les autres cultures dites primitives.

Aussi pour retourner au sens du sacré et aux cultures anciennes, le sculpteur va s’attacher à travailler l’acier de façon à retrouver le principe cosmique qui unit toutes les choses en se référant notamment au symbolisme des nœuds.

Le symbolisme des nœuds

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Le mot babylonien markasu « liaison, corde » désigne dans la mythologie « le principe cosmique qui unit toutes les choses » et aussi « le support, la puissance et la loi divine qui tiennent ensemble l’univers. » (Mircea Eliade, Images et symboles, Gallimard, 1980, p.163). Le « nœud » apparaît souvent comme une boule de liens entremêlés qui doivent être dénoués. Cette notion se range dans un ensemble métaphysico-rituel qui contient les idées de difficulté, de danger, de mort et d’incertitude. (Mircea Eliade, op.cit. p164)

Dans les séries Ordre et désordre, ce phénomène aboutit, parfois à un blocage tel que l’exprime le sculpteur lui-même, car l’idée de liage est synonyme d’enchaînement et d’attachement. Les liens sont parfois tellement nombreux et imbriqués les uns aux autres que métaphoriquement l’individu semble disparaître, perdre toute identité ainsi que toute liberté. Le liage résulte souvent dans les civilisations anciennes aux croyances dans des dieux lieurs. Ambivalents et contradictoire, les liens permettent tout à la fois d’avilir ou de faire grandir, d’enfermer ou de libérer, de faire mourir ou de protéger. C’est tout le sens du cercle sacré prôné par Bataille qui conduit à transgresser les structures de la pensée occidentale.

Le liage amène à des situations limites. Les nœuds se transforment parfois en un véritable labyrinthe où l’on cherche désespérément une issue. «  Sur un autre plan, celui de la connaissance et de la sagesse, on rencontre des expressions similaires : on parle de la « délivrance » des illusions ; on cherche à « déchirer » les voiles de l’irréalité, à « défaire » les « nœuds » de l’existence. » (Mircea Eliade,op.cit. p.165)

Souvent aussi les nœuds sculptés par Patrice Racois apparaissent fixés sur un axe vertical, comme sur un arbre qui relierait la Terre au Ciel.

L’axe servirait d’échelle et ferait partie d’une initiation orphique. Une sorte d’initiation qui permettrait au néophyte de passer par différents niveaux, mort et ressuscité ou dans d’autres contextes descente aux Enfers suivie d’ascension au Ciel. La mort ou la rupture de niveaux n’est-elle pas celle déjà expérimentée dans les sculptures en acier inox avec l’altération ? De plus cette construction en cercle s’apparenterait en sorte à une cosmogonie, à la création du monde. Cela rejoint aussi la tradition tibétaine du mandala.

Le mandala a une fonction double, un rituel d’initiation et aussi un espace pour se protéger du monde extérieur, besoin de trouver son propre « centre » pour se concentrer à l’intérieur. L’artiste sculpteur ressent le besoin de se reconstruire après l’expérience douloureuse de l’incision et de la fissuration des matériaux en acier. Les nœuds simples jouent à l’évidence un rôle de support à son besoin de méditation. Comme le mandala, ils permettent à l’artiste de se concentrer pour éviter la dispersion et les tentations de la distraction.

L’histoire ne cesse de se répéter et se termine souvent par ce retour au centre, comme le retour d’Ulysse rapporté par Mircea Eliade :

« L’itinéraire qui conduit au « Centre » est semé d’obstacles, et pourtant chaque cité, chaque temple, chaque demeure, se trouve au Centre de l’Univers. Les souffrances et les « épreuves » traversées par Ulysse sont fabuleuses et cependant n’importe quel retour au foyer « vaut » le retour d’Ulysse à Ithaque. » (Mircea Eliade, op. cit. p. 76)

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Christian Schmitt

www.espacetrevisse.com

Les œuvres de Patrice Bacois sont exposées à la galerie de Jean Pierre Botella

jpb-ART Gallery/2 Bd d’Aumale/83990 Saint-Tropez/France.

www.jpb-art.fr / gallery@jpb-art.fr /

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Christian Schmitt

Critique d'art. Auteur de "l'univers de J.L. Trévisse, artiste peintre" (ed. Lelivredart 2008) et de trois autres ouvrages sur les vitraux réalisés par des artistes contemporains aux ed. des Paraiges: Jean Cocteau (2012), Jacques Villon (2014) et Roger Bissière (2016). A retrouver sur : http://www.espacetrevisse.com

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