Il me faut commencer cet article par un aveu. Je n’ai lu de Philippe Delerm que son ouvrage sur Paul Léautaud Maintenant foutez-moi la paix et je n’ai jamais ouvert un seul de ses romans, non par snobisme intellectuel mais simplement par manque de temps.
Il y a quelques semaines, cependant, le titre de son dernier ouvrage, Journal d’un homme heureux, a attiré mon attention dans la magnifique petite librairie bordelaise La Machine à lire où j’aime à flâner, particulièrement lorsque je ne recherche rien de particulier. Même s’il y a une certaine honte à avouer à un auteur, par l’entremise de quelques lignes, qu’on s’est contenté de lire deux de ses livres et qu’on a délaissé son œuvre romanesque au profit d’un petit essai et de l’unique tome de son journal tenu durant une année seulement, j’aime cependant à penser que l’auteur a eu davantage de plaisir à écrire ces deux livres que l’ensemble de son œuvre romanesque et qu’il ne pourrait qu’approuver cette sélection drastique qui m’a conduit à trancher de manière aussi franche dans la liste de ses ouvrages.
J’ai commencé à lire le journal de Delerm le jour où j’ai reçu une photographie originale de Paul Léautaud achetée auprès d’une librairie parisienne. Depuis que je travaille sur l’œuvre de Léautaud et que je me suis passionné pour ce petit écrivain que d’aucuns considèrent comme un écrivaillon, mon goût pour la littérature s’est transformé en une passion quasi exclusive pour les journaux d’écrivains à tel point que j’éprouve des difficultés à lire autre chose que des écrits appartenant à la sphère de l’intime. Je suis parti à la rencontre de Paul Morand à travers les pages de son Journal inutile dont il emprunte le titre au Figaro du Barbier de Séville. Dans le Journal inédit de Léon Bloy, j’ai découvert un homme qui, usant de son statut d’écrivain catholique, voyait comme une évidente nécessité de vivre de mendicité auprès de ceux qui détenaient un certain capital et vouait sans vergogne à mille diables amis, hommes de lettres, curés ou religieuses qui auraient par malheur refusé de lui accorder l’aumône qu’il réclamait !
« Un journal intime, ou littéraire (ou les deux), c’est d’abord l’occasion de fixer de revivre des atmosphères. Y donner la couleur du temps qu’il fait me semble donc presque nécessaire. ».
C’est en côtoyant quotidiennement un écrivain dans son journal qu’on peut apprendre à le connaître, qu’on peut le voir tel qu’il fut et qu’on peut comprendre les ressorts les plus secrets de son âme. On y saisit aussi toute la complexité de l’esprit humain qui, en l’espace d’une vie, trouve mille occasions de changer, de varier ou bien de se contredire. Ceux qui vouent aux Gémonies Morand, Matzneff ou même Léautaud n’ont pas lu leur journal. Les choix de ces hommes, à certaines époques de leur vie, peuvent être contestables, mais si l’on part du principe que nos vies sont pétries d’erreurs et de contradictions, on ne saurait leur en vouloir. L’ « écriture du jour », pour reprendre la belle expression d’Eric Marty à propos du Journal d’André Gide, est la voie d’accès à la connaissance de tout être en cela qu’elle porte la marque indélébile d’une émotion vraie et vécue. J’ai aimé ces quelques pages de journal de Philippe Delerm, non pas parce qu’on y voit l’empreinte omniprésente de l’écrivain de Fontenay que Delerm admire, mais parce qu’on y côtoie un jeune professeur de collège, déjà écrivain – même s’il n’est pas encore reconnu par ses pairs – noter quasi quotidiennement les petites joies et les angoisses d’un homme. On lit la vie qui prend forme sous sa plume. Il y a un certain plaisir à pénétrer dans l’intimité d’un homme qui ne s’embarrasse pas d’adjectifs pour décrire le temps qu’il fait ou la douceur qu’il y a à lire un bon livre au coin du feu tandis que la tempête normande se déchaîne à l’extérieur.
Comme le rappelle l’écrivain lui-même « un journal intime, ou littéraire (ou les deux), c’est d’abord l’occasion de fixer de revivre des atmosphères. Y donner la couleur du temps qu’il fait me semble donc presque nécessaire. ». Parfois le regard du diariste s’arrête sur les objets qui l’entourent. Il nous décrit alors, à la façon d’un Georges Perec, dans Penser / Classer, son petit bureau où il passe le plus clair de son temps : « J’aime bien le petit bureau où j’écris. La table est coincée contre la fenêtre à la peinture un peu écaillée. (…) En me penchant un peu, je vois la boîte aux lettres et sais que je ne suis pas un sage, car j’attends toujours le facteur. »
Deux autres personnages traversent le journal de Philippe Delerm : son fils Vincent, devenu depuis chanteur et compositeur, à la sensibilité déjà exacerbée. On comprend aussi qu’un lien très fort unit Philippe Delerm à sa femme Martine qui occupe une grande place dans ces notes du jour. La stabilité conjugale dont semble jouir Philippe Delerm est en contradiction avec la vie sentimentale compliquée d’un Léautaud, mais cet équilibre amoureux est, pour l’auteur, la source d’une joie profonde qui explique en partie le titre de ce journal.
« Je crois ce que je fais utile. J’affirme que je le trouve agréable (…) à l’évidence, parce que c’est un privilège de passer sa vie avec des enfants, des adolescents, de renouveler comme on le souhaite un travail qui peut tourner à l’ennui si on ne lui donne plus rien de soi, mais qui redevient passionnant dès qu’on l’enrichit. »
Je dois reconnaître que j’ai aussi éprouvé, à la lecture de ce journal, une profonde sympathie pour l’homme, écrivain et professeur à la fois. On trouve au fil des pages quelques beaux passages sur son premier métier. S’il se tient éloigné, en 1988, de la vie littéraire parisienne, trépidante et foisonnante, et même s’il admet qu’il vaut mieux être reconnu à Paris si l’on veut vivre en province, il est clair que Philippe Delerm ne sacrifierait pour rien au monde la tranquillité de son petit village normand de Beaumont-le-Roger. Dans ce journal à deux temps, le Philippe Delerm de 2016 revient sur la vie de son alter ego de 1988 et se souvient qu’il écrivait alors « le matin de cinq à sept, avant de partir en cours. Satisfaction profonde d’avoir en quelque sorte gagné ma journée avant de la commencer. » L’écrivain semble avoir pleinement aimé et apprécié ce métier de professeur et les quelques lignes, parfois émouvantes, qu’il consacre à certains élèves le montrent clairement : « Je crois ce que je fais utile. J’affirme que je le trouve agréable (…) à l’évidence, parce que c’est un privilège de passer sa vie avec des enfants, des adolescents, de renouveler comme on le souhaite un travail qui peut tourner à l’ennui si on ne lui donne plus rien de soi, mais qui redevient passionnant dès qu’on l’enrichit. » J’ai toujours été fasciné par ces hommes qui trouvent le temps d’exercer un métier et d’écrire. Comment peut-on se lancer dans l’écriture lorsque notre esprit est sans cesse attiré vers des gouffres administratifs ou pédagogiques ? Un de mes amis, professeur et poète – ou poète et professeur, peut-être ? – m’expliquait récemment qu’il avait décidé de s’accorder une matinée par semaine durant laquelle, libéré des contraintes familiales et professionnelles, il s’isolait pour se consacrer à l’écriture. Philippe Delerm a lui aussi fait, en 1988, un choix avec sa femme : sacrifier une partie de leur confort matériel au profit de la joie que procurent l’écriture et la création. Ce n’est pas seulement le journal d’un homme heureux, mais celui d’un bienheureux !
Liens :
Découvrir Le Journal d’un homme heureux, sur le site des éditions du Seuil
« Être véridique, c’est mon seul luxe » – L’entretien entre Gabriel Matzneff et Charles Guiral
Le récit de la rencontre fictive entre Charles Guiral et Léautaud