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J’ai depuis quelque temps abandonné mon combat contre la réforme du collège qui sacrifie sur l’autel du budget tous les idéaux pour lesquels j’ai choisi de devenir professeur.

Il est inutile de parler avec des gens qui détiennent le pouvoir et le confisquent de manière autoritaire en mélangeant pédagogie et économie, car, si nos élites refusent de l’admettre, la réforme du collège qu’elles sont en train de mettre en place est une magnifique et démoniaque machine à faire des économies qui conduira, à terme, à un effondrement de notre système social.

Cependant, plutôt que de vous parler d’effondrement et de disparition, j’aimerais vous parler aujourd’hui de ces deux langues que j’ai appris à chérir durant de longues années. Quand on me demande pourquoi j’ai décidé de choisir de devenir professeur de lettres classiques, je réponds bien souvent que je ne l’ai pas choisi mais que cela m’a été imposé. Il est rare – même si cela arrive bien entendu – qu’on décide à seize ans de se plonger dans l’étude de textes latins et grecs et, comme beaucoup de lycéens de mon époque, c’est avec quelque peu d’amertume que je gagnais la salle de cours, entre midi et deux heures, afin d’assister à mes cours de grec, alors que tous mes camarades jouaient au ballon ou bien se prélassaient au centre de documentation en lisant des bandes-dessinées. Et pourtant j’éprouvais une certaine fierté à pouvoir déchiffrer ces lignes de signes qui, pour les non initiés aux mystères de la langue d’Homère et de Démosthène, demeuraient des traces illisibles. J’étais d’ailleurs bien incapable de traduire par moi-même trois lignes de grec, notre professeur se contentant de nous donner quelques pistes de traduction et de commentaire. Elle avait bien compris que nous ne pourrions en deux ans, et avec un horaire réduit, atteindre un niveau suffisant pour nous débrouiller seuls face à un paragraphe d’Isocrate et elle avait donc choisi de nous montrer plutôt les délices de l’esprit grec. Je n’ai appris véritablement à traduire un texte qu’après mon baccalauréat mais peu importe : ma professeur m’avait initié et je faisais désormais partie de la communauté des lettres classiques.

« Ô combien j’aurais alors aimé, moi aussi, me passer de cet exercice contraignant d’apprentissage mais mon père se faisait un devoir de me faire réciter mes pages de grammaire ! »

J’avais commencé le latin au collège avec un professeur qui nous semblait aussi vieux que les auteurs dont il nous parlait. Une myopie assez avancée l’obligeait à coller les textes qu’il nous lisait contre son visage et je dois avouer que nous en profitions alors pour nous livrer à des bêtises. Chaque semaine nous devions apprendre par cœur deux pages de grammaire. Bien évidemment la plupart de mes camarades sortaient leur livre pendant le contrôle et recopiaient tranquillement les réponses. Nous avions une moyenne exceptionnelle. Ô combien j’aurais alors aimé, moi aussi, me passer de cet exercice contraignant d’apprentissage mais mon père se faisait un devoir de me faire réciter mes pages de grammaire ! Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris tous les bienfaits de cet apprentissage qui me sert encore aujourd’hui lorsque je travaille sur un texte latin. Pour le plus grand malheur de l’adolescent que j’étais, mon père avait fait de solides études de lettres classiques et il avait mis en place un système que je trouvais profondément injuste. Comme tous les jeunes gens de mon âge, j’aimais jouer durant de longues heures sur l’ordinateur de la maison, n’ayant pas de console de jeux. Trouvant sûrement inutile de perdre un temps si précieux, mon père décida de limiter mon temps de jeux en m’imposant de traduire vingt vers de L’Enéide de Virgile afin d’obtenir trente minutes d’ordinateur. Mon instrument de torture prit la forme du recueil de textes latins de Morisset et Thévenot. Je traduisis alors en deux ans tous les extraits de l’anthologie afin de cumuler des demi-heures d’ordinateur. Je ne sais combien de vers de Virgile j’ai pu traduire, mais cela représente une certaine quantité. J’enviais alors mes camarades qui pouvaient librement jouer à leur console, mais je crois que c’est à ce moment que j’ai commencé, paradoxalement, à aimer la langue latine. Une forme de syndrome de Stockholm peut-être. Je crois tout simplement que j’avais inconsciemment découvert toutes les beautés que recèle cette antique langue. D’aucuns me diront que ces souvenirs ne constituent guère un encouragement pour les nouvelles générations qui voudraient se lancer dans l’étude des lettres classiques.

« Nous accompagnons les enfants sur le long et difficile chemin de la connaissance, nous leur ouvrons parfois la voie afin qu’il puisse un jour s’avancer d’eux-mêmes sur ce chemin »

Pourtant je suis persuadé qu’il est dangereux de laisser croire à nos jeunes élèves qu’on pourrait apprendre le latin et le grec uniquement de manière ludique. Le plaisir de l’apprentissage est toujours lié à une forme de contrainte, car on ne peut apprendre sans fournir d’efforts. Pourquoi faire croire aux jeunes latinistes ou aux jeunes hellénistes que s’engager dans une option de latin ou de grec ne leur demandera aucun travail ? Au contraire, pour découvrir les trésors des langues antiques, il leur faudra surmonter beaucoup d’obstacles, guidés par leur professeur. Nous sommes des pédagogues, c’est-à-dire littéralement des accompagnateurs et non pas des animateurs. Nous accompagnons les enfants sur le long et difficile chemin de la connaissance, nous leur ouvrons parfois la voie afin qu’il puisse un jour s’avancer d’eux-mêmes sur ce chemin. Nous les regardons alors s’éloigner sur cette route, fatigués, épuisés mais heureux d’avoir surmonté toutes ces difficultés.

Pourquoi irait-on alors fournir tous ces efforts ? Qu’est-ce qui pourrait pousser de jeunes gens à s’engager sur une telle route ? Réglons tout d’abord définitivement une question : le latin ne sert à rien. Dans notre civilisation occidentale où l’économie règne en maîtresse, l’utilité et la rentabilité sont les deux critères de valeur auxquels on soumet toutes nos actions. Tout ce que l’on fait doit avoir une utilité, notamment économique. Dans ce contexte, il est évident que le latin et le grec ancien ne servent à rien. En revanche, si l’on tente de s’élever au-dessus de la mélasse poisseuse dans laquelle sont empêtrés nos dirigeants, on s’apercevra que l’apprentissage rigoureux de ces langues anciennes a formé de grands et beaux esprits, qu’à une époque où la République était encore capable d’élever ses enfants, un modeste fils de famille paysanne, Georges Pompidou, a pu, grâce à l’étude des lettres classiques, gravir les degrés du cursus honorum qui l’ont conduit à la plus haute fonction. On pourrait multiplier les exemples, mais je préfère terminer cette brève défense et illustration des langues anciennes en reprenant les mots de Remy de Gourmont qui expliquait, au début du XXe siècle, que la langue française, sans le latin, est comme un vitrail sans soleil. Aujourd’hui le soleil a disparu, mais il suffit que des milliers de petites lumières brandies par de jeunes latinistes et hellénistes naissent ici et là pour redonner ses couleurs à notre langue. Sapere aude.

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A relire :

Le latin face à la révolution

Pour sauver le latin, entretien avec une prof de lettres classiques en colère

 

Charles Guiral

Charles Guiral

Charles Guiral est professeur de Lettres classiques dans un Lycée de la région bordelaise. Sans aucune autre qualification, il ose s'intéresser aux lettres et à l'art, de façon générale. Les voyages ne l'intéressent pas.

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