Il est un lieu où j’ai depuis longtemps renoncé à m’aventurer par peur de m’y perdre ou de ne savoir où me rendre, celui de la poésie contemporaine.
Alors que l’on n’a jamais aussi peu lu de poésie, les recueils fleurissent et les poètes contemplent les tables des libraires sur lesquelles s’étalent des piles qui jamais ne diminuent. Certes, les poètes n’ont jamais fait fortune grâce à leurs écrits et bien fou celui qui pourrait prétendre qu’il vit de poésie et de chants. La vie de bohème que nous décrit Henry Murger au XIXe siècle semble avoir été l’unique modèle social des poètes et des artistes. Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, tous ont connu la misère et le désespoir de voir leur œuvre glorieuse prendre la poussière dans le recoin d’une obscure librairie. Cependant, à cette époque, les poètes dérangeaient et l’on entendait leur voix par-delà les ruelles du quartier latin. Comme le remarquait Patrick Deville lors d’une rencontre littéraire à Bordeaux, « quel Sarkozy ou quel Hollande aurait aujourd’hui l’idée d’aller emmerder les Poètes ? ».
Et pourtant les poètes survivent. Leur voix, même si elle ne résonne plus dans les faubourgs de nos villes, continuent à chanter inutilement. La poésie est inutile, car elle ne sert à rien dans notre monde ultra utilitariste. C’est peut-être parce que la poésie, comme cette langue latine que je chéris, ne sert à rien que j’ai voulu sortir des ornières littéraires dans lesquelles je m’enfonce bien souvent pour découvrir un poète contemporain dont un ami m’avait heureusement parlé, Antoine Emaz. Pourquoi, dans cet océan de poésie, avoir choisi Emaz ? Une forme de proximité intellectuelle, peut-être. Comme on peut le lire dans la courte biographie au dos de l’anthologie Caisse claire qui rassemble ses poèmes publiés entre 1990 et 1997, Antoine Emaz est né en 1955 et vit à Angers où il exerce le métier de professeur dans le secondaire.
Antoine Emaz, poète sur la brèche
On n’avance pas car bien souvent le dehors qui « brûle » envahit le dedans et le pétrifie dans une forme d’angoisse pure.
Le monde poétique d’Antoine Emaz est un univers en proie à la destruction, à la mélancolie, au désespoir. Le risque incessant, pour le poète, est de se laisser envahir par ce vide et cette tristesse infinie qui oppressent le dedans. Le poète est en permanence sur la brèche. Il tente tant bien que mal de survivre et de résister mais il doit bien souvent lâcher prise. La poésie d’Emaz est une poésie de l’impossibilité et de l’immobilité. On n’avance pas car bien souvent le dehors qui « brûle » envahit le dedans et le pétrifie dans une forme d’angoisse pure.
Dans le même temps, cela ne s’arrête jamais et, d’un poème à l’autre, la poésie s’étend et grandit, avance sans discontinuer. Jamais un point pour ralentir cette course en avant ; et lorsque le poème butte sur l’impossibilité, face à un mur ou au bord du vide, il prend un chemin de traverse et repart de plus belle. « Fin » publié pour la première fois en 1995 commence par un arrêt – « on arrête là » – et pourtant la parole déborde et glisse « malgré tout ».
Tout jaillit de la nuit et les mots se perdent aussi dans cette obscurité enfermée et délimitée par le cadre d’une fenêtre Le poète écrit la nuit. Cela se sent et cela se voit. Si le jour symbolise la vanité de toutes choses, le moment où la parole quotidienne, « les paroles vides / nécessaires / d’un jour ordinaire » l’emportent sur la parole poétique, il n’en demeure pas moins que la nuit est aussi envahie par la crainte du vide. Un vide, celui du jour et de son immobilité, est comblé par un autre vide puisqu’à la vanité du jour répond l’angoisse de la nuit que l’on aperçoit par le « tout petit point noir / de la fenêtre ». La nuit cristallise, de manière tout à fait traditionnelle, les angoisses du Poète. Mais « au matin, on a passé le plus dur » et « on tient encore / debout ». Tenir debout, lutter et, même s’il n’y a plus d’espoir, « on ne peut pas dire que tout est joué. » Il faut lire Emaz, tout de suite.