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J’ai souhaité me pencher sur ce que j’appelle l’homme et la femme fantôme. Celle et celui qu’on salue presque mécaniquement et à qui parfois on lâche un sourire. Ce sont ces femmes et hommes qui souffrent constamment d’un manque de reconnaissance. Des salariés de l’horreur, prisonniers de leur rôle de fantoche au sein de la sphère professionnelle. Me basant sur l’ouvrage de Philippe Alonzo : Des petites stratégies pour une grande vertu*, je voudrais rendre hommage en tentant de vous expliquer le calvaire que ces femmes vivent au quotidien.

A travers son enquête, Philippe Alonzo met en évidence le rapport d’une femme, en situation de précarité, à son emploi, son quotidien et sa vie privée. Le témoignage de plusieurs femmes dans ce cas de figure dément au passage l’idée reçue et justifiée par les entreprises qu’un emploi à temps partiel permet une meilleure gestion de son temps libre ainsi qu’une plus grande facilité à composer avec sa sphère privée et professionnelle. « Outre le fait qu’il dissimule une situation de chômage partiel, il l’instaure l’idée fausse, de la conciliation harmonieuse entre vie familiale, vie privée et vie professionnelle, en prétendant être l’argument fort. »

Le choix d’Alonzo de prendre comme témoins des caissières est tout sauf anodin. En réalité, le poste présente toutes les caractéristiques du changement structurel de l’emploi qui a lieu à la fin des années 1970. L’essor du commerce de grande distribution en France fait suite à l’industrialisation et la précarisation de l’emploi. L’apparition des premiers « Mammouths » casse la dynamique des commerces indépendants dits de « proximité » où, grand maximum, trois ou quatre salariés pouvaient travailler de pair avec le propriétaire du commerce, en étant correctement payés dans des conditions de travail honorables. L’hyper rationalisation et la toute puissance de quelques grands groupes commerçants ont cassé cette dynamique de « proximité » (aussi bien avec le client qu’avec l’employé), conséquence même du « renouvellement des technologies » au sein de l’emploi et d’une volonté inconsidérée de vouloir à tout prix réduire ses coûts de production et de vouloir réaliser des économies d’échelle.

Ainsi apparaît des corps de métier dérivés de la division technique du travail. Le métier d’ « hôtesse de caisse » (maquillé par la direction pour le rendre moins précarisant) est typiquement l’un de ceux-là.

La caissière et l’aliénation du travail

«Notre chef (…) veut même pas qu’on ait de contacts entre nous, donc il nous sépare de peur qu’on parle»

La caissière est en effet l’une des cibles de cette précarisation accélérée du travail, notamment dans les commerces de grande distribution. Elles doivent se cantonner à une tache précise, répétée et rythmée par les « fluctuations des fréquentations de la clientèle », les exigences de la machine et du personnel supérieur qui dictent ses gestes, ses temps de pause et même son quotidien en-dehors de la sphère professionnelle. Danielle raconte : « Notre chef (…) veut même pas qu’on ait de contacts entre nous, donc il nous sépare de peur qu’on parle. Il faudrait carrément qu’on change de comportement et qu’on fasse exactement ce qu’il nous dit de faire. (…) » Même chose pour une de ses collègues qui est allée demander à sa direction s’il lui était permis qu’elle s’inscrive à la piscine lors de ses jours off. La réponse de l’entreprise fut claire : il fallait que cette dernière reste disponible tous les jours de la semaine en cas de besoin de dernière minute. Ici, on voit clairement que l’entreprise pénètre la vie privée de l’individu. Elle devient omniprésente. Sa présence est écrasante et totale. Pour ces caissières en temps partiel, leurs journées libres sont sous le joug d’une révocation de dernière minute par l’entreprise qui paye ainsi moins d’heures à ses salariés et s’exonère des charges d’un C.D.D ou d’un contrat intérimaire. On peut parler ici de « salariée à la demande. »

De ce traitement découle bien évidemment une crise de reconnaissance socioprofessionnelle et une déconsidération de l’importance et de la valeur de ces salariées aussi bien du point de vue du client que de la direction. La caissière n’est ainsi plus vraiment perçue comme un « sujet doté d’une volonté autonome », mais comme le prolongement de la machine. Réduite à se plier à une aliénante, presque robotique méthodologie bien particulière, notamment celle du S.B.A.M (sourire, bonjour, au revoir, merci), elle se disqualifie toute seule. Elle n’est plus à même de connaître le prix des produits, la machine le lui dit pour elle, ni de savoir rendre la monnaie, la machine s’en occupe de nouveau à sa place. La caissière en grande surface devient méprisable, car peu qualifiée et trop intensément et profondément inscrite dans son rôle simple et ordinaire. « Les exigences en matière de rapidité d’exécution font disparaitre les caissières comme individu », nous précise Alonzo.

La caissière qui est une femme, un individu, un être, une conscience, doit ainsi se muer en une autre personne. C’est le principe même de l’aliénation au travail. L’Homme devient étranger à lui-même. Il est dépossédé de son caractère subjectif. Se forcer à pratiquer une seule et même attitude participe à l’usure psychologique, à une perte de l’estime de soi, à long terme. « Ils n’ont pas encore compris qu’il y a le rôle et qu’il y a la personne », déplore Jocelyne. La caissière revêt ainsi un masque comme a pu se rendre compte Goffman lors de ses études sur le jeu des individus sur la scène publique. « On nous traite comme des exécutantes toutes bêtes, on perd toute notre valeur. » Bien souvent, face à ces conditions d’extrême mal-être, elle se tait. Obligée et contrainte à un silence frustrant et source d’un sentiment d’impuissance. Souvent peu qualifiée, la caissière considère déjà sa position de salariée, même en temps partiel, de miraculeuse : « Ce n’est pas le pied ce que je fais. Mes horaires sont affreux. Enfin c’est comme ça, je n’ai pas le choix. Partir et je me retrouve avec rien du tout, c’est difficile hein. » Parfois certaines sont choisies par le service de recrutement pour le seul fait d’avoir vécu longtemps une période sans emploi. Une manière de fidéliser et de maintenir toujours un peu plus son personnel sous pression.

La conscience d’une vie à inventer

Cette solidarité entre employées permet à la femme de s’émanciper de la tradition familiale qui voudrait qu’elle s’occupe des enfants et garde le foyer.

Rabaissée, contrôlée, insultée, la caissière invente donc des techniques pour contrer ses frustrations et son stress. Elle allonge ainsi ses pauses et fait preuve parfois d’absentéisme pour contredire indirectement l’inhumanité de son traitement par sa direction. Cependant, ces pratiques contestataires desservent en réalité plus le collectif que la direction même. Parce que les abandons de postes répétés se produisent, ils nécessitent le remplacement d’une autre collègue. C’est ici un rapport de dépendance crée par l’entreprise pour que le dissident, le frondeur, puisse être mis non seulement de côté par l’entreprise, mais aussi par ses collègues.

Une donnée particulièrement importante pour la caissière qui place beaucoup d’attachement à l’ambiance d’entraide et de sympathie qu’elle peut avoir avec ses groupes de pairs au travail. « Je suis contente de retrouver les copines parce qu’on rigole bien », relève Isabelle. Pour beaucoup, les relations avec les collègues représentent l’unique plaisir et motivation à aller au travail. « Normalement tu dois avoir du plaisir à bosser. Bon, là c’est une corvée d’aller bosser. Sauf que je suis contente de retrouver les copines », précise Danielle. La précarité du travail et du temps partiel soude les relations entre les femmes et se forme alors un lien social fort.

Dans le couple, il n’est donc plus exclu qu’une femme fréquente un groupe social hors de son foyer. Cette solidarité entre employées permet à la femme de s’émanciper de la tradition familiale qui voudrait qu’elle s’occupe des enfants et garde le foyer. Elle peut s’affirmer et acquérir une certaine indépendance à l’égard de son mari. De même que son statut de « salarié à la demande » lui confère un statut de travailleur à plein temps au sein du foyer réservé à l’homme dans la société traditionnelle. Aussi, souvent couplée à un ouvrier, la caissière touche presque, voire autant que son mari. Un nouvel élément source d’émancipation et de bouleversement structurel dans l’espace nucléaire.

Elle rêve pourtant d’une vie rythmée différemment, avec des horaires plus encadrés et moins contraignants. Mais le simple fait de fait de considérer ce rêve en une utopie montre combien l’entreprise déconnecte la caissière de la réalité. « J’aimerais bien avoir un mi-temps pour avoir plus de temps libre, pour aller me promener, pour aller un peu partout. Le lundi, il y a beaucoup de magasins fermés et puis après je n’ai plus le temps. Et puis j’aimerais bien avoir trois enfants, mais, c’est dommage de ne pas avoir des enfants et de ne pas en profiter. Moi je veux vraiment profiter de mes gamins (…) », raconte une des employées. En principe cette vie est accessible pour tout à chacun. Pas pour cette caissière qui fait le souhait d’une vie fantastique qui n’a en réalité rien de plus banale.

Si la précarité d’un temps partiel dans une grande surface, pour une caissière, permet à la femme de s’affirmer davantage dans le couple et l’espace familial, reste que ce corps de métier est soumis à des conditions de travail aliénantes, un manque de reconnaissance et d’estime ainsi qu’à une fragilité économique importante.

* Tous les passages marqués d’un astérisque renvoient aux propos du sociologue Philippe Alonzo.

 

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La Rédaction

Les Trois Mousquetaires de la presse internet.

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