Même si Albertine disparue constitue un phare amoureux de la Recherche du temps perdu, un livre centré sur la passion du narrateur pour la jeune Albertine, il n’en demeure pas moins une source d’inspiration pour le lecteur sur des sujets philosophiques, sociaux et même de la vie quotidienne.
Toute esthétique de la réception – nous le savons depuis les travaux de Jauss – suppose une activité de la part du lecteur, qui n’est plus un simple récepteur d’un message mais également un acteur à part entière de la création littéraire ; et la Recherche est en cela une mine d’or pour qui aime recréer mentalement un univers et tenter de lui donner un sens.
Une simple évocation, une seule fulgurance invite à la rétrospection, l’analyse, l’examen critique de soi et de son époque. Même certains passages qui semblent anodins invitent à la rêverie, tel Montaigne qui médite sur des vers de Virgile dans ses Essais.
Au cours d’Albertine disparue donc, il est ainsi écrit :
Je considérai le pain spirituel qu’est un journal encore chaud et humide de la presse récente et du brouillard du matin où on distribue dès l’aurore aux bonnes qui l’apportent à leur maître avec un café au lait, pain miraculeux, multipliable, qui est à la fois un dix mille, et vite le même pour chacun tout en pénétrant à la fois, innombrable, dans toutes les maisons.
Marcel Proust, magicien de l’atmosphère
Nous l’avions déjà vu : pour saisir cette prose qui remplit la page comme la peinture recouvre sa toile, il est important de faire preuve d’humilité et d’apprendre à se perdre. Faire confiance à sa boussole intérieure. Et si nous avons fait le choix de ce passage pourtant simple, c’est qu’il incarne cette magie proustienne du détail, cette mélodie entrecoupée de virgules qui confèrent à chaque paragraphe un aspect de gamme musicale, comme si les lignes étaient entrecoupées de notes qui imposaient un rythme. Ce journal qu’il reçoit devient universel, comme ses sensations et ses souvenirs deviennent peu à peu les nôtres. La Recherche du temps perdu est une partition qui invite à la perdition.
Comme la madeleine qui fond sous la langue, nous ressentons à travers ces quelques lignes ce qu’était une mâtinée à Paris au début du XXe siècle dans ce qu’elle a de plus banal, à travers une description qui confine au dénuement. La chaleur et l’humidité sont évoquées puis la nourriture ainsi que la vie sociale (les ancillaires qui s’agitent, les ouvriers que nous devinons avoir sué toute la nuit dans les presses, les maîtres de maison, le livreur, les cuisiniers) qui reprend comme un théâtre minuscule qui répète chaque matin la même scène.
Le miracle de l’arrivée du journal côtoie le prosaïsme du café et au lait : c’est cela Proust. Ce n’est pas simplement l’écrivain des duchesses, c’est l’auteur de toute une société qui fait défiler les domestiques, les blanchisseuses, les soldats, les artistes, les barons, les chauffeurs et tout semble réglé. Figé. Proust a immortalisé ni plus ni moins que son époque, et sa recherche du temps perdu devient vite la quête d’un paradis enfoui pour le lecteur.
Temporalité et actualité : Proust et nous
Ce qui est remarquable dans ce passage, c’est à la fois sa modernité (il suffit d’allumer la télévision pour voir – dans une publicité, une série, un film – un père de famille ouvrir son journal le matin en sirotant son café) et son archaïsme.
Parce qu’en effet, Proust a su saisir dans cette scène de la vie quotidienne ce qu’allait devenir l’information au XXe siècle et a fortiori au début du XXIe : la même pour tous. Avec la démocratisation de l’école et l’accès de plus en plus grand aux nouvelles du jour qui alimentent les premières discussions aux comptoirs, chacun est devenu libre de s’informer avec le journal qu’il souhaite et de découvrir le même texte qu’un autre citoyen de la même contrée. C’est cette « communion » dans l’information qui a certainement donné au XXe siècle son caractère éruptif, parce que la diffusion des informations a pu faire émerger une conscience de classe. Bien des journaux (L’Humanité et Le Figaro pour les plus connus) ou des revues ont su dès le XIXe siècle fédérer des lectorats sinon antagonistes, du moins différents, permettant une vitalité du débat d’idées.
Ce « pain miraculeux » tel qu’il est décrit dans notre passage, c’est bien ce partage d’idées et des nouvelles du monde, et à l’heure des réseaux sociaux, de la consommation des « news » et de « l’infotainment », une telle page nous interroge. Aujourd’hui, nous n’avons plus que les miettes de l’information, disséminées sur les chaînes d’information, les quotidiens gratuits et la litanie d’éditions numériques qui reformulent la même dépêche AFP toute la journée. Libération et Le Figaro pensent à présent la même chose, et il est bien difficile d’affirmer que la presse participe aujourd’hui à la conception d’une conscience de classe. Que dire des alertes reçues pour tout et n’importe quoi sur notre mobile ? L’éviction de Carlo Ancelotti du Real de Madrid produit la même vibration du téléphone que la création des Républicains.
Proust amène à lui et ramène à nous. Sa musicalité parvient à recréer son univers, ses codes, ses parfums, ses colères, ses habitudes, ses tumultes, ses coquetteries et, inévitablement, Proust nous fait replonger en 2015. Qui n’a jamais songé à son temps perdu ?