Il m’est arrivé de fustiger la vanité de la création contemporaine sans même tenter de séparer l’ivraie du bon grain. J’en veux fortement à Florian Zeller, car ce dernier m’oblige à revoir ma copie.
Je ne pourrai plus désormais qualifier de bêtise insipide et vaine les créations de mes contemporains. Finis les raccourcis pratiques : Zeller est un génie et il est mon contemporain. J’en entends certains murmurer que les romans de Zeller sont le degré zéro de l’écriture romanesque. Cela tombe bien car ce n’est point de roman que je veux vous entretenir, mais de théâtre. Et l’auteur de théâtre, dans sa nouvelle pièce Le Père, est un génie, je dirais même un génie double, car il a réussi à convaincre un des plus grands acteurs de notre temps (un contemporain, vous dis-je !), Robert Hirsch, de remonter sur scène à l’âge de 87 ans et à nous faire entrer dans la tête d’un vieil homme que la sénilité envahit peu à peu et qui voit son monde s’effriter.
Le Père, c’est une histoire que nous connaissons tous. Le père, c’est celui vers lequel nous nous tournons lorsque nous sommes dans notre prime jeunesse et c’est celui dont nous nous détournons, de façon fort commode, lorsqu’il vient à nous tendre les bras afin que nous l’aidions à marcher. Le père, c’est Robert Hirsch, ou plutôt André, qui brille et virevolte sur scène, lançant dans un geste désespéré cette canne qui le soutient. André ne peut plus vivre tout seul. C’est ce qui pousse sa fille Anne à l’accueillir chez elle avec son mari. Mais André ne veut pas renoncer à son indépendance aussi facilement. Il lutte, persuadé qu’il n’a besoin de personne et qu’il peut rester chez lui. Enfin, chez Anne. On ne sait plus. Chez qui sommes-nous ?
« Dès qu’il vit, en face de lui, Enée s’avancer tout joyeux à travers les herbes, il lui tendit les deux mains ; les larmes inondaient ses joues, et de sa bouche sortit ce cri : Tu es venu enfin, et ta piété, comme ton père l’avait pressenti, a triomphé des difficultés du voyage ! ».
Les tableaux – chaque scène se termine par une sorte de flash lumineux qui fige les acteurs et les objets dans une luminescence incandescente – s’enchaînent, les meubles restent les mêmes mais se déplacent. Anne change de visage, son mari aussi. Il n’y a plus de repères et André, au milieu de tout cela, tente de conjurer le sort de cette folie sénile en se convainquant qu’il a été un jour danseur de claquettes… Car c’est là que prend naissance le génie de Zeller : nous entrons dans la tête d’André et nous nous perdons dans les méandres labyrinthiques de cette mémoire défaillante. André sent bien que beaucoup de choses lui échappent mais il ne cesse de proclamer que sa fille radote, qu’elle ne se souvient de rien. Robert Hirsch est criant de vérité et sa révolte finale, celle de l’enfant au seuil de la mort, nous donne envie de le serrer dans nos bras.
En assistant à cette représentation, je pensais sincèrement à cette émouvante scène de retrouvailles entre Enée et son père Anchise aux Enfers, dans L’Enéide : « Dès qu’il vit, en face de lui, Enée s’avancer tout joyeux à travers les herbes, il lui tendit les deux mains ; les larmes inondaient ses joues, et de sa bouche sortit ce cri : Tu es venu enfin, et ta piété, comme ton père l’avait pressenti, a triomphé des difficultés du voyage ! ». La voix de Robert Hirsch, paternelle et bienveillante, telle celle d’Anchise, nous rappelle ainsi que la seule chose que la vieillesse réclame à ses fils, c’est la piété. Ecoutons cet acteur, notre père.