Le totalitarisme du président turc Recep Tayyip Erdogan grandit, la faute sans doute à l’aveuglement des Occidentaux et à des circonstances internationales favorables. Explications.
C’est peu de dire que le torchon brûle désormais entre le président russe Vladimir Poutine et son homologue turc, Recep Tayyip Erdogan. Homme fort de la Turquie depuis plus d’une décennie, Premier ministre puis président de la République, ce dernier dispose à nouveau, depuis peu, d’une majorité (très) confortable au Parlement et donc d’une marge de manœuvre considérable, alors même que les critiques pleuvent à l’étranger quant à sa gestion de toutes les affaires courantes.
Ils sont nombreux, en effet, à accuser le fondateur de l’AKP, qui va pouvoir réformer la constitution à sa guise, de faire le jeu de Daesh, quand bien même la Turquie fait officiellement partie de la coalition internationale contre l’Etat islamique, laquelle a obtenu des résultats pour le moins décevants jusqu’ici. Ces mêmes observateurs lui reprochent de tirer sournoisement profit de l’essor islamiste pour se débarrasser de l’encombrante minorité kurde, qu’il avait un temps ménagée, toutes choses égales par ailleurs, et qui reste aujourd’hui la seule à combattre Daesh au sol, en ne bénéficiant toujours pas de l’appui matériel et logistique qu’elle mériterait.
« Un président turc qui n’en bénéficie pas moins du soutien de l’OTAN, des Etats-Unis d’un Barack Obama qui paraît aveuglé par sa poutinophobie, le grand continuum de sa politique étrangère durant son second mandat, et d’une Union européenne (UE) prête à faire bien des concessions pour se voir soulagée d’une partie de la nouvelle déferlante de migrants à venir ».
S’il serait injuste de « manichéiser » le débat, de considérer que les Kurdes combattent sans arrières-pensées territoriales et surtout de réfuter l’existence de radicaux dans les rangs de ces grands opprimés de l’histoire, force est tout de même de constater que Recep Tayyip Erdogan n’a jamais, doux euphémisme, fait preuve d’une grande détermination pour contrecarrer les tristes plans de l’EI. D’aucuns parlent même de forte complaisance voire, à l’instar de Vladimir Poutine, de commerce illégal.
La destruction récente d’un Sukhoï 24 parti bombarder des opposants au régime de Bachar el-Assad et jugé « coupable » d’avoir violé l’espace aérien turc a certes démontré la fermeté dont peut faire preuve Recep Tayyip Erdogan, mais nul ne peut objecter que celle-ci n’existe plus dès lors qu’il est question des islamistes.. Ces derniers peuvent ainsi, eux, franchir sans encombre la frontière turque, avec des conséquences potentiellement catastrophiques pour les populations, comme en a déjà témoigné l’attentat d’Ankara du 10 octobre dernier, qui a fait plus de 100 morts parmi des manifestants pacifistes. De quoi bel et bien suspecter – au moins – le président turc de sympathies fort peu recommandables. Un président turc qui n’en bénéficie pas moins du soutien de l’OTAN, des Etats-Unis d’un Barack Obama qui paraît aveuglé par sa poutinophobie, le grand continuum de sa politique étrangère durant son second mandat, et d’une Union européenne (UE) prête à faire bien des concessions pour se voir soulagée d’une partie de la nouvelle déferlante de migrants à venir.
Quand l’Europe se couche…
Moyennant une aide de l’ordre de 3 milliards d’euros, l’UE a obtenu d’Ankara, quelques jours à peine après la consommation de la rupture russo-turque, la rétention de réfugiés qui transitent à travers la Turquie. La solution n’a beau être que temporaire et ne pas répondre à l’ampleur d’un défi migratoire amené à s’inscrire dans la durée, sa mise en oeuvre va de pair avec la réouverture de négociations en vue de l’adhésion de la Turquie à l’UE, pour ainsi dire au point mort depuis 2005.
« Dans l’esprit de ses dirigeants, il faut composer avec l’ami de moins en moins discret des islamistes, sultan des temps modernes qui n’a de cesse de durcir le ton sans jamais faire acte de contrition envers quiconque, pour réduire le flot de réfugiés ».
Le Vieux Continent avait-il le choix ? Leur concrétisation bouleverserait quoi qu’il en soit l’Europe du XXIe siècle, avec l’arrivée au sein de l’UE d’un pays qui compte environ 90% de musulmans et serait le plus peuplé de l’ensemble, ce qui suppose des prérogatives de taille au regard du fonctionnement actuel des institutions.
Au diable la répression des Kurdes, la récusation centenaire du génocide arménien, la traque zélée des médias qui ne sont pas à la solde du pouvoir, les coups de feu des policiers contre les manifestants rassemblés place Taksim et le musellement des réseaux sociaux : « Erdogan peut faire place nette parce que l’Europe se tait. Mieux, elle consent », se désole Hadrien Desuin, qui collabore avec Causeurs et Conflits. L’Europe en perdition se tait et, tiraillée entre ses principes d’ouverture, de tolérance et la nécessite de se protéger, avec en toile de fond la question de la survie même de l’espace Schengen, elle s’est dans une certaine indifférence rangée à une version dangereuse de la realpolitik.
Dans l’esprit de ses dirigeants, il faut composer avec l’ami de moins en moins discret des islamistes, sultan des temps modernes qui n’a de cesse de durcir le ton sans jamais faire acte de contrition envers quiconque, pour réduire le flot de réfugiés. Et tant pis si, à terme, la Turquie délaïcisée, la Turquie désatatürkisée vient gripper sérieusement la machine…
Tous contre Poutine
De son côté, Barack Obama n’a jamais pris ouvertement position contre Recep Tayyip Erdogan, qui a « offert » aux Etats-Unis la possibilité d’utiliser ses bases pour bombarder l’Etat islamique. La stratégie syrienne du chef de l’exécutif américain peut-elle évoluer après la tuerie de San Bernardino, perpétrée par un couple dont les motivations islamistes sont à présent avérées ? A ce stade, elle demeure un mystère et l’entêtement du successeur de George W. Bush à faire du renversement de Bachar el-Assad la véritable priorité jusqu’ici tranche toujours avec l’évolution certes encore timide de la diplomatie française depuis les attentats qui ont ensanglanté Paris le 13 novembre dernier. Il faudra peut-être une attaque islamiste plus meurtrière encore sur le sol américain – les voies du seigneur sont pénétrables et Daesh avait explicitement menacé la capitale des Etats-Unis dans une vidéo diffusée mi-novembre – pour que Washington consente enfin à changer de cap…
En attendant, Vladimir Poutine, plus que jamais voué aux gémonies américaines, s’est montré d’une rare véhémence à l’endroit de Recep Tayyip Erdogan, plus que jamais dans son collimateur depuis la destruction précitée du Sukhoï 24. Les forces armées turques auraient préalablement adressé aux pilotes une salve de sommations… avant de déclarer qu’il était impossible de déterminer sa nationalité, sans tromper quiconque. Reprenant la nouvelle antienne du Kremlin, le vice-ministre russe de la Défense a, si on ose dire, sorti l’artillerie lourde mercredi dernier.
« Le principal consommateur de ce pétrole volé à ses propriétaires légitimes, la Syrie et l’Irak, s’avère être la Turquie. D’après les informations obtenues, la classe dirigeante politique, dont le président Erdogan et sa famille, est impliquée dans ce commerce illégal », a-t-il ainsi déclaré devant un parterre de plus de 300 journalistes, ajoutant que « le cynisme du gouvernement turc est sans limite » et dévoilant des images satellites de files de camions-citernes pour étayer ses dires. Alors que son gendre Berat Albayrak, nommé récemment ministre de l’Energie après avoir dirigé le groupe énergétique Calik Holding, ainsi que l’un des fils, Bilal, qui possède le groupe BMZ spécialisé dans les travaux publics et le transport maritime, ont été directement accusés, Recep Tayyip Erdogan, brocardé comme jamais, sa probité violemment remise en cause, n’a pas tardé à riposter, assurant disposer de « preuves » de l’implication de la Russie dans le trafic de pétrole du groupe djihadiste Etat islamique (EI) en Syrie qu’il a promis de révéler prochainement… En attendant, Vladimir Poutine a évoqué une trahison et averti, plus intrépide que jamais, qu’il n’oubliera jamais. Des premières sanctions économiques ont été prises et il est à peu près certains que d’autres, plus lourdes, suivront.
« Le tout-puissant chef de l’AKP peut donc compter sur des soutiens majeurs pour accomplir son grand oeuvre : relancer le processus d’intégration à l’UE ».
L’OTAN, dont la Turquie est membre, a pour sa part pris la défense du président Erdogan dans le cadre du grave différend qui l’oppose à Vladimir Poutine. Les ministres des Affaires étrangères de l’Alliance atlantique se sont ainsi réunis à Bruxelles les 1er et 2 décembre pour évoquer une série de sujets, parmi lesquels les défenses anti-aériennes de la Turquie, qui a « le droit de se défendre et de défendre son espace aérien et son territoire », a estimé Barack Obama la semaine passée… Avec sa vision si tronquée des initiatives et prises de positions diverses de Recep Tayyip Erdogan, sans parler du déni du traitement infligé à l’opposition turque largo sensu, le locataire de la Maison Blanche a en outre fait part de son souhait d’accélérer la coopération militaire américano-turque, en tant qu’allié de l’OTAN non seulement pour sécuriser la frontière avec la Syrie, mais aussi pour résoudre le conflit qui ravage le pays depuis plus de quatre ans. Tout donne pourtant à penser que la Turquie n’est pas vraiment le compagnon idoine pour éradiquer ce qu’il a un jour qualifié de « cancer de l’humanité »…
Alors que de nouvelles batteries de missiles sol-air pourraient être installées après le retrait de missiles Patriot allemands et américains déployés en 2013, a rapporté le Wall Street Journal, le tout-puissant chef de l’AKP peut donc compter sur des soutiens majeurs pour accomplir son grand oeuvre : relancer le processus d’intégration à l’UE, tenir la minorité kurde à distance et faire tomber Bachar el-Assad afin de détenir le leadership régional dont il a toujours rêvé. Le tout avec l’assentiment de la majorité de l’opinion publique turque, tandis qu’il est acquis que ses adversaires les plus farouches peuvent être jetés en prison voire finir avec une balle dans la nuque. L’étrangleur ottoman sait jouer sur les peurs. Il est aussi, sans l’ombre d’un doute, un fin stratège que n’aurait pas renié Machiavel.