Partagez sur "« Une sortie de l’Euro qui provoquerait un désastre relève de la fiction » – Entretien avec Jacques Sapir"
Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences sociales, économiste et célèbre théoricien de la sortie de l’Euro puis de la dissolution de la monnaie unique, Jacques Sapir est avant tout un intellectuel dont le point de vue sur le souverainisme, la gauche ou la Russie est prépondérant dans le débat public.
Julien de Rubempré : Vous êtes un économiste qui prône la sortie de l’euro. Cette recommandation remonte aux débats lors de Maastricht ou est-ce depuis le constat de l’échec manifeste de la monnaie unique ?
Jacques Sapir : J’ai voté « non » lors du référendum sur le traité de Maastricht, à la différence de certains, et non des moindres, comme Jean-Luc Mélenchon. Ce qui avait motivé mon vote tenait à deux choses. D’une part, dès cette époque, j’étais très sensible à la différence entre le discours, très optimiste et très « fédéraliste » tenu par les partisans du « oui » et la réalité de la politique, ou plus exactement de la « no-politique » européenne. Le fait qu’à cette époque je travaillais comme expert pour le ministère de la Défense, à côté de mes activités normales d’enseignant, m‘avait fait toucher du doigt la contradiction entre le discours et la réalité. D’autre part, et je parle là en temps qu’économiste, un certain nombre des dispositions contenues dans le traité, en particulier celles portant sur l’indépendance de la Banque Centrale, me semblaient de profondes sottises qui engendreraient d’importants désastres. Sur ce point, les fruits de ce traité ont, hélas, dépassé mes craintes.
JdR : Ce serait donc la fin de l’idée d’une Europe « renforcée » par la monnaie unique ?
JS : J’avoue, de plus, n’avoir jamais cru dans le discours de « l’Europe puissance », qui est un discours presque exclusivement français. Il suffit de sortir la tête du microcosme parisien, de travailler à Bruxelles (ce que j’ai fait en 1993) ou de s’intéresser à la vision de l’Europe dans les autres pays européens, pour comprendre que ce discours est un mythe, voire un mensonge. Si des journalistes ou des politiques ont pu croire honnêtement en ce discours, il leur aurait suffit d’une expérience de six mois pour déchanter, sauf à croire que leurs fonctions intellectuelles sont gravement atrophiées. Je pense donc depuis cette époque que ce discours est tenu à dessein, par des personnes qui savent pertinemment qu’il n’a aucune réalité, pour induire en erreur les lecteurs et les électeurs.
On parle beaucoup d’Europe mais la réalité est un conflit féroce entre les délégations, une lutte sans merci entre lobbyistes, autour de budgets et de contrats.
Enfin, le fait d’avoir travaillé pour la Commission Européenne, que ce soit dans le cadre du programme PHARE sur les pays de l’Est ou dans le cadre du programme TACIS sur la Russie et les pays successoraux de l’URSS m’a ouvert les yeux sur les modes de fonctionnements, les pratiques tant individuelles que collectives, qui avaient cours à Bruxelles. On parle beaucoup d’Europe mais la réalité est un conflit féroce entre les délégations, une lutte sans merci entre lobbyistes, autour de budgets et de contrats. On voit le clientélisme affiché ouvertement comme norme et le népotisme y avoir droit de cités comme au plus beau temps de l’Empire romain. Mais, le plus grave, c’est bien souvent l’absence totale de vision politique, de souci pour les conséquences à long terme de décisions prises, qui m’ont convaincu que ce que l’on appelle « Europe », et qui n’est qu’une succession d’institutions et d’organisations, allait à sa perte. Les faux-semblants et les dissimulations y sont monnaie courante. Je me souviens d’une réunion, en 1996, ou divers assistants et experts travaillant pour plusieurs directions de la Commission, plaisantaient sur la fiabilité des statistiques grecques. Et l’on a vu les mêmes, ou leurs successeurs, prendre des poses outragées devant les « mensonges » des gouvernements grecs en 2009 ! C’est à Bruxelles que je suis devenu réellement souverainiste, et j’ai constaté que j’étais loin d’être le seul. C’est ce qui m’a conduit, dès le milieu des années 90 à relire Carl Schmidt, que j’avais lu lors de mes études à Sciences Pô dans les années 70.
JdR : Question ambitieuse certes mais comment peut-on envisager une sortie de l’euro sans douleur ? On entend chaque jour que cela ne serait pas sans pertes et fracas.
JS : Qu’appelle-t-on « douleur » ici ? On sait qu’une dissolution de l’Euro poserait deux problèmes immédiats, celui des dettes et celui des flux financiers entre les diverses économies.
Pour ce qui est des dettes, on sait aussi que la dette souveraine de nombreux pays, dont la France à 97%, est émise dans le droit de ce pays. Or, la règle, établie par la cour d’arbitrage internationale depuis la fin des années 1920, est que tout titre émis dans le droit du pays « x » doit être payé dans la monnaie du pays « x », quel que soit le nom de cette monnaie.
Parler soit d’une multiplication importante pour la dette française comme le font Nicolas Sarkozy et les dirigeants de l’ex-UMP, ou au contraire parler d’un possible défaut, comme le fait J-L Mélenchon, n’a aucun sens.
C’est ce que l’on appelle la lex monetae. Cela veut dire que si la France décide de quitter l’Euro et de revenir au Franc, 97% de notre dette publique sera immédiatement et sans contestation possible, re-dénomminée en Franc. De ce point de vue, le seul pays qui serait obligé de faire défaut sur sa dette souveraine serait la Grèce car plus des deux-tiers de sa dette est émis en droit étranger. Parler soit d’une multiplication importante pour la dette française comme le font Nicolas Sarkozy et les dirigeants de l’ex-UMP, ou au contraire parler d’un possible défaut, comme le fait J-L Mélenchon, n’a aucun sens. Pour les uns, cela relève du mensonge pur et simple, et pour Mélenchon de son incompréhension du mécanisme des dettes publiques.
En ce qui concerne les dettes privées, une grande part de ces dernières est placée auprès d’acteurs français. Il n’y aura aucun problème en cas de sortie de l’Euro. Pour les entreprises multinationales françaises, une large part de leur endettement est souscrite par des non-résidents. Mais, ces entreprises font aussi une large part de leur chiffre d’affaires hors de France. Dès lors, en cas de sortie de l’Euro accompagnée d’une dépréciation du « nouveau » Franc, les dettes seraient réévaluées mais le chiffre d’affaires (et les profits) aussi ! Les calculs qui ont été fait par diverses banques indiquent que les deux mécanismes s’équilibrent.
JdR : Alors qu’en est-il des échanges financiers internationaux, qui plus est dans un contexte de mondialisation ?
JS : Il reste le problème des flux financiers entre pays, qu’ils soient dans la zone Euro ou hors de la zone Euro. Techniquement, les grandes banques internationales se sont déjà préparées à la perspective d’une dissolution de l’Euro. Il conviendrait de suspendre les transactions financières pour une durée de 24 à 72h, puis de limiter les mouvements à très court terme (qui relèvent essentiellement de la spéculation) pour une période d’environ 6 mois.
L’image d’une sortie de l’Euro provoquant un « désastre » relève donc de la fiction. C’est une fiction dont les partisans de l’Euro se servent pour alimenter des peurs au sein des populations. Il faut remarquer que ce sont les mêmes qui accusent Marine le Pen et le Front National de jouer sur la peur qui, en réalité, tiennent un véritable discours de peur et cherchent à provoquer une réaction de panique chez les électeurs.
J’ai toujours dit que la sortie de l’Euro était une condition nécessaire, c’est à dire que tant que nous restons dans l’Euro rien n’est possible, mais nullement une condition suffisante.
Maintenant, il faut être aussi conscient que les avantages d’une sortie de l’Euro, et ces avantages sont nombreux que ce soit dans le domaine de la croissance, de l’emploi, mais aussi du rétablissement des comptes publiques, seront affectés par les conditions dans lesquelles se fera cette sortie et par la politique qui sera conduite une fois la question de l’Euro résolue. L’Euro peut disparaître par une décision concertée, commune à l’ensemble des pays de la zone, comme il peut disparaître par une succession de crise donnant lieu à des sorties, chacune aggravant la crise et conduisant un nouveau pays à sortir à son tour. Cette hypothèse est la plus défavorable. Mais, même dans cette hypothèse, et en supposant que la France soit l’un des derniers pays à sortir de l’Euro, notre situation serait meilleure que la situation actuelle. Ensuite, un point important sera celui des politiques à mettre en place une fois la sortie de l’Euro effectuée. Il est clair que si le gouvernement alors en place donnait la priorité au désendettement de la France, et cherchait à maintenir le taux de change à un niveau surévalué, les avantages de la sortie de l’Euro seraient très faibles. Mais ils ne seraient pas nuls. Par contre, avec une politique rompant de manière décisive avec les politiques menées depuis ces 25 dernières années et donnant une priorité à l’investissement, les avantages d’une sortie de l’Euro seraient impressionnants[1]. C’est pourquoi j’ai toujours dit que la sortie de l’Euro était une condition nécessaire, c’est à dire que tant que nous restons dans l’Euro rien n’est possible, mais nullement une condition suffisante.
Quand nous avons rédigé la brochure pour la fondation ResPublica ou nous estimions les conséquences possibles d’une sortie de l’Euro, une bonne part des discussions que nous avons eues avec Cédric Durand et Philippe Murer portaient justement sur l’ampleur des gains que l’on pouvait attendre d’une telle sortie. Les premiers résultats, donnés automatiquement par le modèle nous avaient semblé fantastiques, au point que nous avons délibérément corrigé à la baisse certains de ces résultats. Même ainsi, une sortie de l’Euro conduirait à près de 2 millions de créations d’emploi supplémentaires à court terme, rien que pour la catégorie « A » de la Dares. Avec les effets induits (plus d’emplois implique plus de cotisation, donc un retour à l’équilibre des régimes retraites et santé, donc la possibilité de baisser les cotisations individuelles, etc…), on arriverait en cinq ans à près de 3,5 millions de créations d’emplois, c’est à dire à un retour au plein emploi. J’avoue que même moi, j’ai des doutes sur de tels chiffres, parce que les changements d’échelle impliquent des changements dans les relations économiques. Mais, on peut considérer qu’une baisse du chômage des deux-tiers constitue une prévision robuste et crédible.
JdR : L’argument le plus utilisé, est celui de la nécessité de s’unir pour faire face aux géants chinois ou américain. N’est-ce pas un argument valable pour soutenir l’idée d’une union européenne ?
JS : Ce fut l’un des arguments utilisés lors du référendum sur le traité de Maastricht, et il est intéressant de le voir ressurgir de manière régulière dans le débat. C’est l’argument de la dernière chance. Mais c’est surtout un argument vide de sens.
Une première réflexion ici s’impose. N’oublions pas qu’aujourd’hui l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie ont des niveaux de richesses (en PIB) du même ordre que la Russie, ce qui n’empêche pas cette dernière de faire face aux Etats-Unis. Pourquoi les personnes qui utilisent cet argument ne vont-elles pas demander à Vladimir Poutine pourquoi il ne trouve pas nécessaire de se fondre dans un grand ensemble ? Dans le même ordre d’idées, la Corée du Sud (44 millions d’habitants) ne se débrouille pas si mal. Donc, la première réflexion que l’on peut faire sur cet argument est qu’il ne correspond pas à une réalité.
L’UE est un grand marché, mais ce n’est pas une puissance industrielle, en raison de l’incapacité à formuler une véritable politique industrielle à l’échelle de l’UE.
Une deuxième réflexion est que l’UE, et la zone Euro, ou Union Economique et Monétaire pour l’appeler par son nom véritable, n’ont jamais réussi à s’imposer face aux Etats-Unis voire à la Chine. Dans le domaine monétaire, actuellement l’Euro est certes la deuxième monnaie de réserve au monde en ce qui concerne les réserves des Banques Centrales. Mais, son poids est de 20%, ce qui est inférieur aux montants cumulés des monnaies des pays de l’UEM avant 1999. Le tout n’est donc pas supérieur à la somme des parties, ce qui témoigne de l’inexistence d’une dynamique de l’Euro. Notons aussi que l’Euro a perdu sa deuxième place face au Dollar en ce qui concerne les monnaies de transactions financières internationales. Cette deuxième place revient désormais au Yuan ! Bien sûr, l’UE est un grand marché, mais ce n’est pas une puissance industrielle, en raison de l’incapacité à formuler une véritable politique industrielle à l’échelle de l’UE. En fait, nombre de projets qui sont présentés comme des projets « européens », ont été conçus dans des cadres bi ou multilatéraux. Il en est ainsi d’Airbus ou d’Ariane.
JdR : Dans ce cas, pourquoi avoir créé l’Union Européenne ?
JS : On peut se demander si l’UE, et la zone Euro, ont jamais été réellement conçues comme des instruments d’opposition à la politique des Etats-Unis. Cela recoupe la question de « l’Europe-Puissance » dont j’ai dit qu’elle était un mythe, voire un mensonge. En fait, la CEE et l’UE ont été conçues comme des appendices économiques à l’OTAN. L’UE a été le principal instrument de la mondialisation en Europe, le principal facteur de démantèlement des protections nationales. On le voit encore dans la manière dont se déroule la négociation sur le partenariat transatlantique ou TAFTA. L’UE est en réalité un cheval de Troie des Etats-Unis.
La politique européenne menée par nos deux derniers présidents, que ce soit Nicolas Sarkozy ou François Hollande, s’inscrit, consciemment ou inconsciemment, dans la filiation de la politique de renoncement de Vichy.
Mais il faut réfléchir à ce que révèle inconsciemment ce type d’argument. Il y a aujourd’hui un pessimisme profond dans les élites françaises à propos de la survie de la France. Ce pessimisme qu’exprime un François Hollande ou un Nicolas Sarkozy, c’est celui qui pense que sans l’Union européenne il n’y aurait plus de France. Ce pessimisme pense que la France ne peut faire face au monde qu’en disparaissant dans une entité plus vaste. Or, ce discours, nous l’avons déjà entendu dans notre histoire, et en particulier de 1940 à 1944. Ce fut le discours du régime de Vichy, théorisant la défaite de juin 1940. Ce fut par exemple le discours de Pierre Laval, ancien socialiste et partisan de la déflation quand il fut Président du Conseil en 1935, deux points qui le rapprochent de François Hollande, quand il s’exclame sur les ondes de Radio-Paris « je souhaite la victoire de l’Allemagne ». En fait la politique européenne menée par nos deux derniers présidents, que ce soit Nicolas Sarkozy ou François Hollande, s’inscrit, consciemment ou inconsciemment, dans la filiation de la politique de renoncement de Vichy.
Il en est ainsi parce que ces deux hommes se sont toujours opposés au Général de Gaulle, et ne cessent de le combattre quand bien même ils le louent par la bouche ou la plume. Il faut donc ici revenir sur ce que le désastre de 1940 nous apprend sur les élites françaises, dont on sait qu’une partie préférait Hitler au Front Populaire. C’est ce vieux fond réactionnaire, pétainiste, vichyssois, qui ressort dans l’argument que seul l’UE pourrait nous protéger face aux Etats-Unis et à la Chine.
Il y a, dans les élites françaises, la permanence du thème du renoncement.
J’ai parlé de «désastre » de 1940, et il est vrai que cela en fut un, d’un point de vue politique. Mais, quand on regarde attentivement l’histoire militaire, c’est une autre image que l’on obtient. Les batailles de Stone et de Gembloux en mai 1940 montrent qu’une autre histoire aurait été possible avec une volonté politique égale au courage dont les soldats français faisaient preuve. Cette constatation, aujourd’hui largement partagée par de nombreux historiens, a été l’un des points de départ du livre collectif Et si la France avait continué la guerre[2]. Il faut donc retenir qu’il y a, dans les élites françaises, la permanence du thème du renoncement.
JdR : Pour faire référence à la querelle entre François Hollande et Marine Le Pen au Parlement européen, pouvez-vous expliquer la différence entre souveraineté et souverainisme ?
JS : Souveraineté et souverainisme sont des notions liées. Être souverainiste, c’est défendre la souveraineté de son pays, du moins au premier abord. C’est la centralité de la souveraineté qui détermine l’importance du souverainisme. On a ainsi parlé beaucoup de « souveraineté alimentaire » mais ce qui est important dans cette notion c’est qu’elle implique la définition simultanée d’un Peuple (pour exercer la souveraineté) et d’un Etat (qui va incarner cette souveraineté). Enfin, la notion de souveraineté pose le problème de la Nation. On ne peut penser le « Peuple » sans penser dans le même mouvement la « Nation ». Et, la liberté du « Peuple » dans le cadre de la « Nation » s’appelle justement la souveraineté. Il importe alors de comprendre que la liberté de la communauté politique, de ce que l’on nomme le peuple, passe par la liberté de l’ensemble territorial sur lequel ce peuple vit. On comprend alors que la souveraineté est une et ne se divise pas, n’en déplaise à d’aucuns. Mais, ses usages sont multiples. Parler alors de souveraineté « de gauche » ou « de droite » n’a pas de sens, ou alors ne peut avoir qu’un sens caché, celui d’un refus, de fait, de la souveraineté.
La frontière, parce qu’elle distingue un intérieur d’un extérieur permet le contact avec l’autre comme elle permet la démocratie, cette combinaison de pouvoir et de responsabilité.
Mais, ceci impose de comprendre l’importance des frontières.
Qui ne se souvient du livre publié en 2010 par Régis Debray, Eloge des Frontières [3]? Il faut lire et relire ce petit livre qui dit une grande chose. La frontière, parce qu’elle distingue un intérieur d’un extérieur permet le contact avec l’autre comme elle permet la démocratie, cette combinaison de pouvoir et de responsabilité. Dans une interview qu’il donne à l’occasion de la sortie de ce livre au JDD, Régis Debray dit aussi : « La frontière, c’est la modestie : je ne suis pas partout chez moi. J’accepte qu’il y ait de l’autre et pour faire bon accueil à un étranger, il faut avoir une porte à ouvrir et un seuil où se tenir, sinon ce n’est plus un hôte mais un intrus. Un monde sans frontières serait un monde où personne ne pourrait échapper aux exécuteurs de fatwas ou aux kidnappeurs de la CIA. (…)La méconnaissance des frontières relève d’un narcissisme dangereux, qui débouche sur son contraire : les défenses paranoïaques. Une frontière invite à un partage du monde et décourage son annexion par un seul »[4]. Parler de frontière est une autre manière de parler de la souveraineté.
Dès lors, on peut définir le souverainisme étymologiquement comme l’attachement de quelqu’un à la souveraineté de son pays, et donc l’attachement à ses frontières. Cela pourrait en faire un équivalent de patriotisme. Mais, dans sa signification actuelle, le souverainisme définit un attachement et une défense de la souveraineté du peuple, qui est le fondement principal de la démocratie. Le souverainisme est donc ce qui permet l’expression de la volonté d’une communauté politique (le peuple) à pouvoir décider de lui même, par lui-même et pour lui-même sur les questions importantes[5]. C’est donc une notion qui s’enracine profondément dans une vision de gauche de la société.
Se référer à la notion de souveraineté implique donc de dépasser l’idée d’un peuple constitué sur des bases ethniques ou par une communauté de croyants.
Encore faut-il comprendre ce qui constitue un « peuple », et comprendre que quand nous parlons d’un « peuple » nous ne parlons pas d’une communauté ethnique ou religieuse, mais de cette communauté politique d’individus rassemblés qui prend son avenir en mains[6]. Le « peuple » auquel on se réfère est un peuple « pour soi », un peuple qui se construit dans l’action et non un peuple « en soi ». Se référer à cette notion de souveraineté, vouloir la défendre et la faire vivre, se définir donc comme souverainiste, implique donc de comprendre que nous vivons dans des sociétés hétérogènes et que l’unité de ces dernières se construit, et se construit avant tout politiquement. Cette unité n’est jamais donnée ni naturelle[7]. Se référer à la notion de souveraineté implique donc de dépasser l’idée d’un peuple constitué sur des bases ethniques ou par une communauté de croyants. De ce point de vue aussi, la notion de souveraineté (et donc de souverainisme) constitue un progrès.
JdR : L’exercice de la souveraineté est inséparable de la démocratie. Dans quel type de régime sommes-nous ? Nous votons pour des candidats qui ensuite transfèrent leur pouvoir ailleurs.
JS : La souveraineté occupe effectivement une place centrale pour qui veut penser la démocratie et ne la réduit pas à des pratiques formelles. Sans la frontière qu’établit la souveraineté, cette distinction entre l’intérieur et l’extérieur, on ne peut plus penser la démocratie. Il en est ainsi pour deux raisons convergentes.
D’une part, la souveraineté est nécessaire à l’action politique, à ce passage du « je » au « nous », de l’individu à l’action collective. Si nos décisions sont d’emblée limitées, quelle utilité à ce que nous fassions cause commune ? Et si nous ne faisons pas cause commune, quelle utilité à faire peuple ? Ce passage de l’individuel au collectif est une impérieuse nécessité face aux crises, tant économiques et sociales que politiques et culturelles que nous traversons. De ce point de vue il n’est pas faux de dire que si le peuple aujourd’hui exerce la souveraineté c’est la souveraineté qui a créé le peuple, qui a constitué des individus séparés en une communauté politique, en les mettant devant leurs responsabilités collectives.
Seule la souveraineté peut établir qui est habilité à porter ce jugement en justesse, autrement dit qui détient la légitimité. C’est pourquoi elle est essentielle à l’existence de la démocratie.
Mais, la souveraineté est aussi fondamentale à la distinction entre le légitime et le légal. Car, la contrainte inhérente dans chaque acte juridique ne peut se justifier uniquement du point de vue de la légalité, qui par définition est toujours formelle. La prétendue primauté que le positivisme juridique[8] entend conférer à la légalité, la détachant de tout rapport avec la légitimité, aboutit, en réalité, à un système total, qui s’avère alors imperméable à toute contestation. C’est ce qui permet, ou est censé permettre, à un politicien de prétendre à la pureté originelle et non pas aux mains sales du Prince d’antan[9]. Mais, alors, il nous faudrait considérer les lois des pires tyrannies comme légales et considérer tout pouvoir comme un pouvoir de droit en raison de la présomption de majorité. La légalité ne prend sens en réalité qu’articulée sur la légitimité, c’est à dire le jugement en justesse et non plus en justice, de ces lois. Mais, seule la souveraineté peut établir qui est habilité à porter ce jugement en justesse, autrement dit qui détient la légitimité. C’est pourquoi elle est essentielle à l’existence de la démocratie.
JdR : Donc, l’Union Européenne ne serait pas légitime pour nous gouverner …
JS : En ce qui concerne l’Union européenne, il est vrai qu’après des années de petits empiètement et de gros dénis de démocratie (comme le fait d’avoir fait adopter par le Traité de Lisbonne ce que les français avaient rejeté lors du référendum de 2005), on a abouti à une situation qui devient réellement et profondément insupportable. La crise grecque a montré que les institutions européennes piétinaient la souveraineté d’un peuple. La crise grecque de l’été 2015, avec comme double point d’orgue le référendum du 5 juillet et la capitulation d’Alexis Tsipras le 13 juillet sous la contrainte financière exercée par la BCE, a donc mis la question de la souveraineté sur le devant de la scène. La crise grecque a fait office de révélateur et l’on comprend que la somme des petits empiètements du passé a donné naissance à une rupture qualitative en matière de souveraineté.
L’Union européenne serait donc un système colonial sans métropole. Et, peut-être, n’est-il en fait qu’un colonialisme par procuration.
Monsieur Juncker et Monsieur Barroso ont repris, en le sachant ou non, le discours de l’Union soviétique par rapport aux pays de l’Est en 1968 lors de l’intervention du Pacte de Varsovie à Prague : la fameuse théorie de la souveraineté limitée. Ils affectent de considérer les pays membres de l’Union européenne comme des colonies, ou plus précisément des « dominions », dont la souveraineté était soumise à celle de la métropole (la Grande-Bretagne). Sauf qu’en l’occurrence, il n’y a pas de métropole. L’Union européenne serait donc un système colonial sans métropole. Et, peut-être, n’est-il en fait qu’un colonialisme par procuration. Derrière la figure d’une Europe soi-disant unie, mais qui est aujourd’hui divisée dans les faits par les institutions européennes, on discerne la figure des Etats-Unis, pays auquel Bruxelles finit toujours par céder.
[1] Voir Sapir J., Les scénarii de dissolution de l’Euro, (avec P. Murer et C. Durand) Fondation ResPublica, Paris, septembre 2013.
[2] Sapir J., F. Stora et L. Mahé) Et si la France avait continué la guerre…, Tallandier, Paris, 2010 (tome 1) et 2013 (tome 2).
[3] Debray R., Eloge des Frontières, Paris, Gallimard, 2010.
[4] Publié dans le JDD du 13 novembre 2010, http://www.lejdd.fr/Culture/Livres/Actualite/Regis-Debray-La-frontiere-c-est-la-paix-interview-233498
[5] Selon la définition donnée par Abraham Lincoln de la démocratie dans la fameuse « Adresse de Gettysburg ».
[6] Et l’on avoue ici plus qu’une influence de Lukacs G., Histoire et conscience de classe. Essais de dialectique marxiste. Paris, Les Éditions de Minuit, 1960, 383 pages. Collection « Arguments »
[7] Cette question est largement traitée dans le livre écrit pour le Haut Collège d’Economie de Moscou, Sapir J., K Ekonomitcheskoj teorii neodnorodnyh sistem – opyt issledovanija decentralizovannoj ekonomiki (Théorie économique des systèmes hétérogènes – Essai sur l’étude des économies décentralisées) – traduction de E.V. Vinogradova et A.A. Katchanov, Presses du Haut Collège d’Économie, Moscou, 2001. Une partie de l’argumentation est reprise, mais sous une forme différente, dans Sapir J., Les trous noirs de la science économique – Essai sur l’impossibilité de penser le temps et l’argent, Albin Michel, Paris, 2000.
[8] Dont le représentant le plus éminent fut Hans Kelsen, Kelsen H., Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996.
[9] R. Bellamy (1999), Liberalism and Pluralism: Towards a Politics of Compromise, Londres, Routledge.