Alain Juppé les écrase tous. Chaque sondage, chaque étude, chaque enquête le démontre : il triomphera logiquement aux primaires des Républicains comme aux élections présidentielles. Est-ce un mal nécessaire pour notre pays ?
C’est un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Alors que nos parents vénéraient encore la momie de François Mitterrand, une grève paralysait la France. C’était en 1995, autant dire un siècle dans l’espace-temps politique. En cause ? Le plan Juppé sur les retraites et la sécurité sociale. Puis, en 2004, le couperet judiciaire tombe : Alain Juppé est condamné dans l’affaire des emplois fictifs. En bon gilet pare-balles de Jacques Chirac, Juppé accepte et se retire de la vie politique.
« Discret, sinon taiseux, Juppé dessine peu à peu sa statue d’homme sage. L’ancien Premier ministre honni par la foule en 95 devient petit à petit l’icône du rassemblement ».
Seulement voilà, en 2006, il revient de son exil québecois pour redevenir maire de Bordeaux. La suite est connue : en hausse dans les sondages et en quête d’une valeur sûre d’abord à la Défense en 2010 puis au Quai d’Orsay en 2011, Nicolas Sarkozy décide de le nommer à des postes stratégiques, surtout après les errances de l’inénarrable duo Rama Yade / Bernard Kouchner. Co-pilote, presque malgré lui, du désastre libyen, Juppé s’affirme comme un homme d’État mais demeure fidèle à Sarkozy durant la campagne de 2012. Discret, sinon taiseux, Juppé dessine peu à peu sa statue d’homme sage. L’ancien Premier ministre honni par la foule en 95 devient petit à petit l’icône médiatique du rassemblement.
Juppé et la France : un mariage de raison ?
L’auteur de ces lignes a souvent brocardé cette « Juppé mania » (lire : Alain Juppé, l’homme de toutes les gauches). Fervent européiste, islamophile à la limite du communautarisme, libertaire sur les questions sociétales, Juppé n’est certainement pas un homme de droite, encore moins un gaulliste. Il serait tout au plus un orléaniste, suivant la tripartition des droites opérée par le regretté René Rémond : libéral, se posant en bon gestionnaire et réfractaire à l’autoritarisme.
« Peut-on encore se priver d’un président qui connaît Montaigne et aime les subtilités de la langue latine ? »
Seulement voilà : parmi cette ridicule pléthore de candidats fantoches pour la primaire des Républicains et face à un François Hollande discrédité aux yeux des Français ; et, surtout, dans une époque où tout est réduit à son aspect spectaculaire, bruyant, instantané et émotionnel, Juppé semble être le candidat de la raison. Il parait imperturbable, « droit dans ses bottes » selon la fameuse expression. L’âge aidant, le premier de la classe peut enfin prétendre à la plus haute des promotions en accédant à l’Élysée. Juppé ne surréagit pas, n’hystérise pas et ne tombe pas dans le piège du people et du psychologisme : c’est sans doute pourquoi les enquêtes d’opinion le placent si haut.
Il ne faut toutefois pas exclure la mécanique sondagière et les bulles médiatiques qu’elle sait engendrer (Ségolène Royal en est la meilleure incarnation), mais ces scores signifient quelque chose. Avec la promesse d’un seul mandat pour faire le travail nécessaire, Juppé est devenu le rassembleur qui peut apaiser un pays à bout de souffle. Loin des approximations économiques du FN, plus structuré (ce n’est pas difficile) qu’un PS en plein naufrage et au-dessus de la tambouille politicienne de l’ex-UMP, Juppé incarne de plus en plus cette dose vitale de sérieux et de raison qu’il faut à la France.
Son éducation stricte ainsi que sa culture ne sont pas à négliger. Peut-on encore se priver d’un président qui connaît Montaigne et aime les subtilités de la langue latine ? Dans le spectre politique français, il n’y a peut-être que Mélenchon ou Bayrou qui pourraient lui tenir la dragée haute sur ce terrain.
Ceci n’est pas une déclaration d’amour à Alain Juppé, mais plutôt la description du cheminement intellectuel d’un électeur dépité par le personnel politique d’aujourd’hui, qui tente de comprendre cet engouement. Juppé est une anti-star. Il rassure parce qu’il ne veut pas faire dans le spectacle. Quo usque ?