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Donner son avis devient un sport national, un exercice obligé. Qui peut désormais prétendre au rang d’intellectuel ?

La notion même d’intellectuel est floue, plus ou moins ambigüe et sujette à bien des précautions : à l’heure du tout-info et du tout-évènement, chacun se croit autorisé à livrer son expertise comme si celle-ci avait une quelconque importance. Au mieux, un débat entre deux positions radicalement contraires est organisé en espérant un joli clash pour égayer la ménagère mais hélas la vraie figure de l’intellectuel semble rayée de la carte.

L’affaire Dreyfus permanente

Née à la fin du XIX ème siècle pendant l’affaire Dreyfus, cette notion n’est certes pas ancienne (Voltaire n’a-t-il pas fait œuvre d’intellectuel engagé dans l’affaire Callas ?) mais elle s’est affirmée durant cette « fièvre hexagonale » décrite par l’historien Michel Winock en 1986. Un artiste, un philosophe ou un professeur qui met son talent au service d’une cause acquiert dès lors ce statut magnifié par le J‘accuse de Zola dans l’Aurore et il n’est pas étonnant qu’il jouisse d’une telle aura dans un pays aussi éruptif comme la France, qui aime le débat, la querelle, la joute.

L’époque n’aime plus les idées mais les avis. Plus les concepts, mais les opinions.

Le XX ème siècle peut ainsi être compris comme « le siècle des intellectuels » (le même Michel Winock leur a d’ailleurs consacré un dictionnaire avec Jacques Julliard) : de l’Action Française jusqu’à la NRF en passant par les écrivains engagés du Parti communiste, de Maurras à Péguy en passant par Aragon puis les Sartre, Barthes, Deleuze, Foucault et Aron, ces penseurs de tous les bords de l’échiquier politique n’ont eu de cesse de s’engager pour des raisons plus ou moins justes mais avec toujours cette constante : l’idée précède l’action. En d’autres termes, le fait d’actualité est décrypté à travers leurs thèses propres, l’essai, l’œuvre d’art ou le pamphlet est au XXème siècle la concrétisation d’une réflexion qui débouche sur une prise de conscience du réel et par conséquent sur une prise de position publique.

Mais depuis l’avènement des Nouveaux philosophes avec Bernard-Henri Lévy en tête de gondole et surtout depuis la mort de Sartre en 1980, l’intellectuel a disparu. Suspecté, comme BHL, d’imposture permanente ou discrédité, ignoré. Comme le montre le succès des sites d’opinions comme Le Plus de l’Obs ou Rue89, l’époque n’aime plus les idées mais les avis. Plus les concepts, mais les opinions. Plus d’intellectuel à proprement parler mais un citoyen lambda, vaguement plumitif, qui s’indigne du programme télévisé ou qui fantasme sur la droitisation de l’UMP pour mieux rejouer quotidiennement une mascarade d’affaire Dreyfus (nous songeons bien entendu, non sans une certaine délectation, aux chroniques de Bruno-Roger Petit naguère publiées dans Le Plus et désormais aux oubliettes de la sociale-démocratie). Nous ne pouvons que regretter à ce titre qu’un média aussi sérieux que Challenges choisisse Roger-Petit pour sa chronique quotidienne : visiblement, le nombre de followers sur Twitter importe dorénavant plus que le corpus idéologique sérieux.

Le clic pour combler le vide de la pensée

Notre époque est une illustration de régression platonicienne de l’Idée vers le Sensible. Les sophistes 2.0 et leur minauderie d’adolescente qui ressent ses premiers émois à son premier congrès de l’UNEF ne sont qu’une litanie de Protagoras estimant que toutes les vérités sont subjectives et que toutes les opinions se valent. Titres racoleurs, emploi de la première personne du singulier, tout est bon pour donner à lire massivement du snap-éditorial (aussitôt lu, aussitôt désintégré de la mémoire). Le Plus de L’Obs va jusqu’à indiquer le temps de lecture d’un article au début de la page : nous sommes bien loin des Temps modernes.

Le Plus, Slate ou Rue 89 ne sont que les produits d’une époque qui fuit ce qui est anxiogène, bancal, angoissant, incertain, compliqué.

Lire pour lire, donc. Consommer l’avis insipide d’autrui par principe en jouissant d’avoir été Charlie. Cliquer et cliquer encore pour fatiguer sa rétine et endormir son cervelet : l’époque est indécise, elle cherche des principes directeurs. Étant donné que l’urgence de l’indignation obligatoire ne laisse aucune place à la réflexion – et encore moins au doute cher à Montaigne (lire : Montaigne peut-il sauver le PS ?) – il faut chaque matin combler un vide sur chaque sujet.

Se faire livrer son prêt-à-penser, sans jamais prendre le moindre recul. Pour ne pas être discriminant ni excluant, mieux vaut ne pas avoir de cohérence intellectuelle ni citer des auteurs compliqués : mieux vaut un prêche progressiste entre deux articles sur la longueur du pénis pour faire avaler les pâles couleuvres de la pensée. Le Plus, Slate ou Rue 89 ne sont que les produits d’une époque qui fuit ce qui est anxiogène, bancal, angoissant, incertain, compliqué. L’illusion démocratique de l’expression de tous les avis sur la toile n’est au final qu’un leurre qui désapprend la philosophie et délégitime l’intellectuel tel qu’il existait le siècle précédent. Si tout le monde peut poster son avis sur Internet, il est donc facile d’expliquer qu’un tel nivellement par le bas a permis à un Jamel Debbouze d’être invité à un journal télévisé de 20 heures pour donner son avis sur la société ou à un Grand corps malade d’être régulièrement comparé à Rimbaud.

L’intellectuel à lunettes qui fume la pipe, fonde des revues, porte des pantalons en velours et cite Nietzsche pour expliquer le monde contemporain n’est plus de ce monde.

2015 signe définitivement la tragique victoire de Plenel sur Platon.

Julien de Rubempré

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Julien Leclercq

Fondateur du Nouveau Cénacle et auteur de "Catholique débutant" paru aux éditions Tallandier.

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