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« Pour le baiser coupable d’une sainte, j’accepterais la peste comme une bénédiction. »

  1. M. Cioran, Des larmes et des saints

« Toutes les choses recommencent comme elles ont commencé. »

Joseph de Maistre, Examen de la philosophie de Bacon, chap. XIX

 

Si, comme moi, vous n’êtes pas né « dans » une religion, ni ne vous êtes encore converti à aucune, il vous est peut-être arrivé de vous demander : «  est le sacré pour moi ? »Dans la beauté des œuvres d’art ? Dans le sentiment du tragique? Dans l’innocence des enfants ? L’évêque Eusèbe de Césarée racontait que quand son maître Origène était bébé, son père découvrit sa poitrine et s’exclama : « l’esprit de Dieu est là ».Ô chers enfants ! En contemplant les miens, je songe ainsi exactement.

Dans quelle tradition s’inscrire quand, comme tant d’autres sous nos latitudes « démythologisées » (R. Bultmann), mes aïeux, bretons et normands, italiens et espagnols d’humble extraction, ne m’ont légué qu’un agnosticisme amorphe, qu’une sorte de vide de Dieu ? Pour les plus anarchistes d’entre eux, la religion n’était, je le sais, qu’un vaste mensonge. Pour les autres, de petites piétés discrètes, un peu honteuses, les animaient peut-être encore, parfois. De toute façon, l’oubli les a emportées.Mes parents furent encore baptisés, par convenance ; je ne le fus pas : de convenance il n’y avait même plus.

Il faut croire que l’on peut hériter de cette tradition, et pourtant aimer les églises – et généralement ce que la langue notre administration républicaine nomme avec sécheresse : les « lieux de culte ». Comme un puceau au bordel, on frissonne d’envie ; on voudrait goûter à la communion interdite. On dévisage les figures de saints en statue ou en peinture, jamais certain de bien les reconnaître.

Les fidèles s’assemblent, fervents, ou tout simplement présents à leur foi, dans une proximité chaleureuse.Pauvre agnostique ! Il faut rester dans l’ombre, derrière une colonne. Ce qu’il reste à croire, c’est que l’homme croit – manifestement, là. C’est la seule croyance qui demeure : la croyance qu’il y a, en ce monde, dans le cœur des hommes, de la croyance.

Faut-il alors parler d’une foi d’anthropologue, d’une foi« au carré » – une foi dans l’existence de la foi, et rien de plus ? Ce serait supposer qu’un être humain pût être dépourvu, ou pût avoir perdu, cette catégorie a priori d’expérience et de connaissance que Rudolf Otto désigne parle « sacré ». « Catégorie » au sens kantien, c’est à dire « une disposition originaire de l’esprit lui-même », esprit appelé à ressentir des formes diverses de vénération, de crainte, d’altérité, de mythique, de démoniaque, de spirituel… ce que l’anthropologue rassemblait sous le néologisme de « numineux »[1].

Un paysage, un monument, une chanson n’ont-ils pas l’air de rendre hommage à quelque dieu, ces dieux dont Lucien Jerphagnon disait qu’ils « ne sont jamais loin » ? Faut-il revendiquer la « religion d’un sceptique », sentiment dans lequel, comme le proposait J. C. Powys, le beau rejoint le sacré ? Une sorte de paganisme diffus, loin de la conviction d’un Credo et de la majesté d’un dogme ? Peut-être ! C’est, en tout cas, vers quoi pointe le dernier ouvrage de Michel Maffesoli.

La faculté de ressentir l’effraction du sacré (ce que les romantiques nommèrent le « sublime », sentiment de beau mêlé de terreur) serait-elle une faculté en partie esthétique ? Cela n’empêche nullement qu’elle soit la « porte de la perception » (William Blake) par lequel le divin pénètre dans l’âme. Ainsi, reprenant Platon qui parlait de « l’immense océan du Beau », le père grec Grégoire de Naziance parle de Dieu comme un « océan d’existence » (Discours sur Noël).

Comme l’avait bien repéré le poète dans sa lucidité terrible, « qu’il y ait ou non des Dieux, nous sommes leurs esclaves »[2]. Cette disposition à percevoir le sacré, ce que Michel Maffesoli pourrait appeler cette faculté sacrale, n’est-elle pas en elle-même un beau mystère ? Saint-Augustin, déjà, s’en étonnait[3].

C’est donc avec toute la « foi » du sceptique, cette foi esthétique, cette croyance fervente que l’homme est fait pour croire, qu’il convient de saisir les comportements multiples qui signent le retour, ou plutôt la rémanence irrémissible du sacré. Le grand Mircea Eliade avait raison : nous sommes homo religiosus, même lorsque nous ne faisons pas de religion, et croyons penser et agir hors d’elle.

Le très catholique et facétieux G. K. Chesterton a, dans un de ses romans, une métaphore qui résume cette permanence du religieux dessous nos agitations matérialistes. Le personnage du professeur Lucifer, dévot de la raison et de la science, croit avoir découvert une nouvelle planète en la forme du dôme de la cathédrale Saint-Paul émergeant des nuages. Il est au désespoir lorsqu’il comprend son erreur, et s’aperçoit que le globe est planté d’une croix[4]. Dans son chef d’œuvre, L’Homme Eternel, Chesterton déclare : « ce qui est le plus naturel à l’homme, c’est d’adorer, quoi que ce soit qu’il adore, voilà le fin mot de la question »[5].

Dieu et les religions

Cioran épinglait « l’acédie moderne », « le vide et l’effroi face à Dieu débile et déserté »[6]. J’ai reconnu moi-même, tout à l’heure, ce « vide » très « XXe siècle ». De nos jours, cette remarque de l’aphoriste ne vaudrait que pour les franges les plus dé-spiritualisées de nos sociétés : nos technocrates abrutis d’économicisme étroit ; une certaine classe moyenne « éduquée ». Suarès écrit amèrement, quelque part : « les dieux sont morts ; mais les théologiens pullulent ». Oui, la « culture », la pensée prémâchée tirée de nos « sciences humaines » tient lieu, dans certains cas, de viatique spirituel. Ce qui est bien pauvre. Et l’on pourrait se demander, avec le prophète Bloy, usquequo, Domine[7], « quand donc se manifestera-t-il enfin, le Dieu vivant que personne ne cherche plus ? » (Méditations d’un solitaire).

Mais la réponse, justement, n’est pas, ou plus uniquement, dans la religion institutionnalisée. C’est peut-être Joseph de Maistre qui allait,sur ce sujet, le plus loin. Pour lui, nous devons tout aux prêtres ; mais quels prêtres ? Si on l’en croit, nos modernes « scientifiques » ne seraient que de nouveaux « hiérophantes ». Intuition géniale ! Il n’y a qu’à voir le culte passionné porté en France depuis quelques semaines au Pr. Raoult pour s’en convaincre. Et on pourrait étendre la comparaison. Certains l’on fait, depuis le romantisme, voyant dans nos artistes, écrivains et poètes de nouveaux « mages ». De fait, les plus bouillants auteurs des dernières décennies étaient de purs mystiques. La liste en serait trop longue – citons, parmi ceux qui ont le plus ensemencé nos imaginaires, Jack Kerouac, qui se définissait comme un « jésuite » et affirmait que Sur la route lui avait été « dicté par le Saint Esprit ». Rien de moins ! Et belle illustration de cette « catholicité intégrale », incarnée, enracinée, immanente dont Michel Maffesoli esquisse la vision. Spiritus flat ubivult.

Mais alors, si le sacré est si actuel, ou plutôt s’il n’a jamais cessé de l’être (il serait alors plutôt inactuel, pour parler comme Nietzsche), pourquoi parler de « nostalgie » ? S’il ne nous a jamais quitté, mais s’est simplement déplacé, pourquoi annoncer son retour ? N’y aurait-il pas là encore comme l’expression d’une sotériologie ou d’une eschatologie cachée pour laquelle le « religieux » des anthropologues aurait pris la place du « Dieu vivant », Jésus-Christ, dont le retour est attendu par les chrétiens à la fin des temps ?

On peut y avoir l’expression de la foi des philosophes et des anthropologues (ou des philosophes du social, comme Michel Maffesoli). Foi qui ne mérite pas d’être moquée ou flétrie car elle est, en elle-même, la manifestation du phénomène qu’elle décrit, à savoir la permanence du sentiment religieux sous d’autres formes.Tout comme la religion a pour fonction de rendre visible l’invisible, le geste maffesoliena quelque chose desacerdotal : il rend visible le fait social qui renvoie à une transcendance sociale.

D’autres l’ont fait remarquer : l’œuvre de Michel Maffesoli est construite en cercles concentriques, à la manière des « circulades » des cités fortifiées du midi. On pourrait, d’ailleurs, dire de la manière de Maffesoli ce que Coleridge disait de Wordsworth : « Dans son raisonnement nulle progression : il tourbillonne, fait des tours et des détours, peut-être en de plus larges cercles, mais toujours il se répète »[8].Maffesoli revendique lui-même « une pensée semblable aux vagues érodant la falaise ».

En réalité, l’œuvre de Maffesoli tout entière mène à ce point de vue. Un belvédère, comme le dit joliment notre emprunt à l’italien. Du haut de ce belvédère, il n’est rien que le promeneur n’ait rien d’abord rencontré au cours de son cheminement. Mais c’est ici, depuis ce point culminant, que la totalité du paysage, dans son harmonie, dans son ensemble, apparaît. Il nous est donné de le contempler – religieusement.

[1]Le Sacré, Petite Bibliothèque Payot, p. 160.

[2]F. Pessoa, Livre de l’intranquillité, C. Bourgois p. 54.

[3]Confessions, chapitre 10.

[4]G. K. Chesterton, La sphère et la croix, Rivages poche, trad. Charles Grolleau, 1921, 2015.

[5]G. K. Chesterton, L’Homme éternel, Dominique Martin Morin, p. 117.

[6]Des larmes et des saints, L’Herne, col. Méandres, 1986, p. 102.

[7]« Usquequo Domine oblivisceris me in finemusquequo avertis faciemtuam a me » : « Jusques à quand, Éternel ! m’oublieras-tu sans cesse ? Jusques à quand me cacheras-tu ta face ? » (Psaume 13, trad. Louis Segond).

[8]Propos de table, Allia, 1995, p. 54.

Clément Bosqué

Clément Bosqué

Angliciste, directeur d'institut de formation, auteur de chroniques et de traductions, romancier. Fasciné par le renouvellement éternel de la matière épique, et par l'art d'écrire.

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