Matthieu Dagorn, aka LapinThur, né en 1982, fait partie du collectif 9° Concept depuis 6 ans déjà. Et à ce titre, il s’exerce à différentes activités liées au graphisme, typographie et tattoos.
Mais ce qui singularise avant tout ce jeune artiste c’est sa façon toute particulière qu’il a d’inscrire son art dans le mouvement postmoderniste qui privilégie les courants géométrique et organique.
L’utilisation des motifs de l’abstraction
En effet à la base de toutes ses constructions abstraites et figuratives, il utilise une structure formée de rubans qualifiés dans son interview de janvier 2015 avec Vinochromie de « voluptueux et élégants ».
Ces mêmes rubans font penser à une structure ADN, et donc à un constituant organique, comme les deux brins antiparallèles enroulés l’un autour de l’autre pour former la célèbre double hélice.
En s’appropriant les motifs de l’abstraction géométrique ou organique, LapinThur exprime un contenu personnel qui est également très révélateur de la création actuelle. Il rejoint tout ce mouvement d’artistes contemporains qui ne veulent pas renoncer au monde visible tout en se gardant bien de rejeter complètement l’abstraction, celle-ci étant plutôt considérée comme un outil moderniste. Ce faisant on est très éloigné de la croyance d’un idéal, de la relation à une transcendance, ou de la recherche du progrès de l’Esprit selon Hegel !
L’art abstrait qui était de « faire une œuvre sur rien » (voir mon article dans le Nouveau Cénacle : http://lenouveaucenacle.fr/lart-abstrait-ou-faire-une-oeuvre-sur-rien) semble donc avoir bien vécu. Certes si les artistes d’aujourd’hui ont largement abandonné les prémisses métaphysiques qui ont présidé à l’abstraction, en revanche certains et parmi eux notamment LapinThur, utilise sans complexe des motifs de l’abstraction géométrique ou organique.
Comme quoi l’art abstrait n’a pas totalement disparu et a encore de beaux jours devant lui ! D’ailleurs l’artiste lui-même y retrouve la pureté du geste et la maîtrise du mouvement grâce justement à ce même phénomène de l’abstraction. Il l’explique d’ailleurs clairement dans son interview déjà citée avec Vinochromie :
« Puis l’abstraction, le fait de suggérer, de faire ressentir, par un geste, un mouvement, une énergie dans l’application de matière sur un médium… ».
Toutefois l’artiste n’est plus soumis au diktat de la pureté.
En effet le temps de la « pureté » liée à l’abstraction semble révolu. C’est pourquoi l’artiste fait appel aux motifs abstraits (les rubans notamment) pour construire de la figuration (avec des représentations animales ou humaines). Son inspiration également se libère, brisant si nécessaire toutes les frontières géographiques. Ainsi ce peintre n’hésite pas à faire appel aux cultures les plus lointaines comme c’est le cas pour le Barong, ici représenté, qui est une créature mythologique du Bali ressemblant à un lion.
Barong (2015)
Ou à la culture Maori de Nouvelle-Zélande avec cette représentation étonnante d’une grande expressivité (voir ci-dessous).
Il restitue grâce à l’abstraction moderne de la géométrie des motifs, qui composent le dessin, la force brute d’origine tribale.
Dans ces deux représentations, le travail de l’artiste est riche et discipliné avec toujours un souci constant du détail et de la précision du trait, très proche de la calligraphie asiatique.
Maori
Combinant à la fois geste et géométrie avec un goût prononcé pour la symétrie comme c’est le cas notamment pour le portrait Maori.
A l’évidence, LapinThur respecte les règles formalistes abstraites. Sa palette binaire très sobre (noir et blanc uniquement) accentue la force dramatique de l’expression de chaque personnage.
D’autant que les motifs géométriques des différents tatouages rappellent l’empreinte du minimalisme. Ce phénomène est dû à la répétition des motifs en bandes, en arêtes ou en stries et par la permanence du phénomène de la grille.
Comme résultat on assiste alors à une œuvre synthétique remarquable malgré des pôles opposés : l’abstraction et la représentation, la géométrie et le geste de l’artiste, l’être particulier (Barong ou Maori) et sa dimension universelle.
L’émergence de nouvelles grilles
La grille a toujours été la structure emblématique de l’ambition des arts visuels et était apparue dans la peinture cubiste d’avant guerre.
Mais c’est surtout Mondrian, qui après avoir admis la grille, en fit la substance et le sujet de son art. Mondrian fut influencé par le mathématicien Schoenmaeckers qui en 1915 écrivit :
« Les deux contraires absolus fondamentaux qui façonnent notre terre : la ligne horizontale du pouvoir, c’est-à-dire la course de la terre autour du soleil, et le mouvement vertical, profondément spatial des rayons originaires du centre du soleil. »
Mais à la suite de ce grand artiste du minimalisme que fut Mondrian, la grille va subir encore d’autres transformations grâce à Sol LeWitt.
« Les compositions qu’il a orchestrées ont connu une évolution spectaculaire. Les grilles de fines lignes froides et neutres ont laissé place à des bandes de couleurs rayonnantes en formes d’étoiles, arcs, tourbillons, hélices ou éléments architecturaux, comme dans Wall Drawing #1118 Whirls (Dessin mural n°1118 tourbillons, 2004) » (Art & Aujourd’hui par Eleanor Heartney, Phaidon, 2013, p.84)
On découvre une évolution comparable chez LapinThur qui utilise ses célèbres rubans pour les faire tourbillonner à la manière de Sol LeWitt.
En effet les différentes bandes ou lanières qu’il utilise pour envelopper le personnage allongé (voir ci-dessus) constituent en réalité sa propre grille. C’est elle qui va lui permettre d’orchestrer son art.
Certes ce ne sont plus des lignes horizontales et verticales mais des bandes. Cependant celles-ci fonctionnent avec la même efficacité en tant que langage de l’abstraction.
Refermer le grand cercle de l’abstraction
De même tout ce travail conduit l’artiste a refermer à sa façon le grand cercle de l’abstraction. A partir d’éléments abstraits il a centré son travail sur le corps et nous a ramenés vers ce monde objectif que les premiers peintres abstraits voulaient absolument quitter. Donnant raison ainsi à ce que disait Eléanor Heartney (op.cit. p. 92) :
« La révolution lancée, notamment, par Mondrian et Kandinsky a engendré aujourd’hui une génération d’artistes à l’aise avec le langage de l’abstraction, mais qui n’ont plus besoin de la distinction radicale entre le visible et l’invisible, ni même de choisir entre figuration et abstraction.
Cette génération s’empare de tendances historiquement opposées comme s’il s’agissait de simples outils permettant d’explorer un monde complexe. »