Depuis 2011, date de son arrivée à Paris, Levalet, ce tout jeune prof d’arts plastiques de 26 ans, ne cesse d’étaler sur les murs de la capitale ses étranges personnages en noir et blanc.
Le plus souvent, l’artiste représente ses proches, ses amis qui sont parfois aussi des comédiens. Et imagine pour eux une scène en fonction des lieux qu’il a préalablement repérés.
Ensuite ses “acteurs” prennent la pose pour lui.
“Crever la peau des choses”
“Je prends une photo. Je la retravaille sur ordinateur et la video-projette sur du papier blanc. Et je dessine, à l’encre de Chine.” (http://www.citazine.fr/article/levalet)
Ce jeune street artiste étonne par son professionnalisme et son talent: méthodique et consciencieux mais surtout très doué pour le dessin et par la façon toute particulière qu’il a de restituer l’expression des personnages.
En fait dans son travail, il y a encore bien plus à découvrir! Car, sous les apparences d’un art qu’on pourrait qualifier de malicieux, d’ironique voire de provocateur se cache en réalité une toute autre dimension qui serait plus obscure et plus inquiétante. Accéder à cette autre réalité, va nous permettre selon la célèbre formule du poète Henri Michaux de “crever la peau des choses” et de révéler le monde tel qu’il est.
Effectivement on est loin de l’univers du street art habituel où l’on exalte principalement l’art d’étonner, de provoquer ou tout simplement de s’abandonner au plaisir rétinien. Ici au contraire, le travail de l’artiste semble suivre d’autres voies, celles par exemple d’un Kanovitz, l’un des promoteurs du réalisme contemporain.
Cet artiste américain considérait, en effet, que son propos était de “reconnaître quelque chose que nous n’avons jamais vu correctement…(il s’agit) d’une parcelle très choquante de la réalité visible et psychologique… qui ne se laisse pas simplement confiner au désir de ne peindre les choses que telles qu’on les voit.”
Par ailleurs Levalet semble également avoir suivi la voie d’un Ernest Pignon qui affirmait en 2014 (entretien à Humanité.fr du 24/01/2014): “ Mon travail tient plus du ready-made au sens où Duchamp l’a inventé que de la figuration (…) je pense en effet que le dessin affirme la pensée et la main, en quelque sorte affirme l’humain” ?
C’est donc en travaillant sur ces pistes que l’oeuvre de Levalet va nous permettre une réflexion plus aboutie sur sa vision du monde. Aidé en cela par un certain Samuel Beckett qui va plus que d’autres nous aider à décrypter ce même monde qui se singularise par la vacuité.
Le monde de la vacuité selon Levalet
En effet la logique beckettienne qui consiste à dire « plus on est plein et plus on est vide » semble s’appliquer idéalement à cet artiste.
Dans ce dessin en particulier (voir ci-dessus), la vacuité s’exprime notamment par les regards inquiets de ces quatre personnages, qui promènent leur mine défaite dans toutes les directions et qui par ailleurs se font la courte échelle, mais pour aller où ?
A l’évidence ils regardent dans le vide et semblent perdus.
Cette même stratégie de « l’accumulation du vide » se retrouve exprimée en linguistique par le terme d’ « embrayeur » qui est un démonstratif et qui est formulé en dehors de tout rapport à un référent quelconque. Il est un signe vide. On le retrouve notamment dans l’œuvre de Marcel Duchamp « Tu m’ » (1918, huile et crayon sur toile) où il place une main peinte au centre de l’œuvre, une main qui ne désigne finalement rien d’autres que « toi/moi », uniquement des embrayeurs, des signes vides car on ne cite aucun nom, ni aucun référent.
Étonnamment on découvre le même principe de l’embrayeur dans le collage ci-dessous puisque le preneur d’images et le preneur de sons travaillent, apparemment, en l’absence de la personne interviewée. A titre anecdotique, elle a été remplacée sur cette photo par une cannette de coca !
Chez Beckett, dans la première phrase de l’Innommable, l’énonciateur pose l’absence de sa présence : « Dire je. Sans le penser » (S.Beckett, L’Innommable, Paris, Minuit, 1953)
Tout cela crée à l’évidence une situation d’affranchissement absolu en l’absence d’une identité ou d’une localisation.
L’absence d’attaches et les personnages voués à une liberté totale on les retrouve bien évidemment dans les différents collages de Levalet.
Certes, les personnages dessinés semblent épouser presque idéalement les lieux mais sans réellement les habiter. L’écart existe à l’exemple d’un « plongeur inexpérimenté juste avant d’entrer dans l’eau. »
C’est tout le tragique d’une apparente liberté.
Le mouvement
« … impossible de m’arrêter, impossible de continuer, mais je dois continuer, je vais donc continuer »
En revanche le trait commun à tous ces personnages semble résider dans le mouvement. Tous apparaissent, en effet, mus par une folle fénésie de la bougeotte.
Sur le même thème, Beckett a rejoint la position de Paul Klee qui a élaboré la portée cosmique de la création. Cette théorie consiste à dire que l’univers est géré principalement par le mouvement et que l’inertie apparente sur terre ne serait qu’un leurre.
C’est pourquoi les personnages de Levalet déployent une intense énergie, souvent de façon désordonnée et dans certains cas leurs mouvements s’apparentent presque à un comportement d’une personne déséquilibrée.
Cela rejoint l’assertion de l’Innommable de Beckett « où nous avons un semblant de synthèse qui s’échafaude à la manière d’un syllogisme » (Le Pictural dans l’œuvre de Beckett par Lassaad Jamoussi, Sud Editions/Presses Universitaires de Bordeaux, 2007, p.82) :
« … impossible de m’arrêter, impossible de continuer, mais je dois continuer, je vais donc continuer »
Finalement ce serait toujours le vide ou l’absence de sens qui caractériserait une telle fuite en avant ? D’autant que rien ne permet de justifier rationnellement une telle situation ?
Tous ses personnages sont des antihéros
L’art de Levalet instaure les limites de l’expression et de la communication. Analysant l’œuvre de Proust, Beckett avait déjà mis en évidence ces limites :
« (…) tenter de communiquer alors que nulle communication n’est possible est tout simplement une singerie vulgaire, ou une comédie horrible, comme la folie conversant avec le mobilier. » (S.Beckett, Proust, Londres, Chatto and Windus, 1931, p.46 ; cité et traduit par E.Jacquart, Le Théâtre de dérision, p.82)
Beckett estime que la création artistique, la peinture comme l’écriture, est prise dans l’aporie de l’ « empêchement ». Pour lutter contre l’ordre établi car l’ordre du monde est un leurre, l’antihéros n’a d’autre choix que de vivre dans un système d’opposition de formes contraires et la constance subversive des conflits :
« Dans ma vie, puisqu’il faut l’appeler ainsi, il y eut trois choses, l’impossibilité de parler, l’impossibilité de me taire et la solitude » (L’Innommable, op.cit., p.183)
Tous les personnages de Levalet sont donc des antihéros car leurs actions n’obéissent à aucun cheminement de cause à effet. Ils échappent à l’armature logique. Ils sont pris au piège de « l’empêchement ». Même les mots qu’ils échangent entre eux perturbent seulement la plénitude du vide sans le combler car ils ne représentent plus rien.
Ils ont perdu la capacité de modifier l’ordre des choses.
Le solipsisme
Le solipsisme semble être le seul refuge possible pour les personnages de Levalet. Ce mot « solipsisme » forgé du latin solus, seul et ipse, soi-même définit une attitude générale de l’individu d’après laquelle, il n’y aurait pour le sujet pensant d’autre réalité que lui-même.
« C’est moi qui fais être pour moi »
Dans le dessin de l’homme qui cache son visage avec un miroir qui montre en même temps celui d’un autre le cachant également avec ses deux mains, c’est en fait la représentation du drame de l’homme condamné au solipsisme.
Il est placé en fait devant sa propre mort, car il assiste à l’écroulement du sens et à celui de l’être d’où la tentation de cacher cette réalité. Il serait dans la situation d’un autiste. Le regard (le mien) devient insupportable puisqu’il devient le centre du monde. « C’est moi qui fais être pour moi » ce que nous explique également Merleau-Ponty (Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p.111)
Le gris comme couleur de l’aporie
Beckett affectionne le gris qui est un équivalent chromatique de l’inertie. Dans Sans, il s’érige en véritable actant :
« Ciel gris sans nuages pas un bruit rien qui bouge terre sable gris cendre. Petit corps même gris que la terre et le ciel les ruines seul debout. Gris cendre à la ronde terre ciel confondus lointains sans fin. »
Même si les personnages de Levalet oscillent entre le blanc et le noir, le gris prend corps dans beaucoup de ses dessins.
Le gris participe à l’esthétique de la réduction et du dépuillement monochrome, dernier stade avant le vide, la mort ! D’ailleurs dans ce dernier dessin, le gris est particulièrement présent pour « habiller » ces trois personnages pendus chacun à une corde. Et donc le gris de la pénombre comme le signalement de la fin selon Beckett :
« Disparition du vide ne se peut. Sauf disparition de la pénombre. Alors disparition de tout. » (S.Beckett, Cap au pire, Paris, Minuit, 1991p.36).
Au final, loin de l’illusion et de l’optimisme, ce jeune artiste nous révèle un monde en deuil de l’humanité.
C’est pourquoi en reprenant un commentaire du magazine Citazine du 1/03/2013, l’on peut également affirmer et sans ciller :
« Ces œuvres (celles de Levalet) ne ressemblent à rien de ce qu’on a pu voir jusqu’à maintenant ».
Christian Schmitt
www.espacetrevisse.com
Charles Levalet (http://levalet.xyz/)