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Passe ton bac d’abord. L’école c’est important. Qu’est-ce que c’est que ces notes ? Voici des phrases si souvent entendues que l’on n’y croit plus. L’enseignement en général, les notes, l’École elle-même continuent leur chemin lent et inexorable : devenir une garderie pour adolescents où l’on tente vainement de leur apprendre des choses. Le temps est venu de réfléchir sur l’enseignement professionnel.

 

La massification de l’enseignement qui s’opère depuis les années 60 ne permet pas aux professeurs de tirer le meilleur des meilleurs, elle permet de tenter d’aider les plus en difficultés et de laisser les meilleurs au point mort et les moyens dans le caniveau. C’est un nivellement par le bas. Paradoxalement, on voit le nombre de bacheliers et même de masterisés augmenter. La loi LMD mise en place sous le mandat Sarkozy augmente le nombre d’années de présence des étudiants dans leur fac.

Comme disait ma grand-mère, tous ces étudiants qui ont l’impression de faire quelque chose d’utile pour leur avenir, ça fait des chômeurs en moins. La norme aujourd’hui se situe aux alentours d’un bac +5.

Du collège unique à l’université 

Retournons quelques années en arrière… Dès le fameux collège unique, le ballet des apeurés est le même : les bons élèves feront un lycée général. C’est pour les élèves très moyens et faibles que la question, dès la classe de quatrième, se pose, s’écrit toute seule au bas des bulletins : « pensez à votre orientation »

Comprenons mieux : «  Trouvez-vous un CAP de votre choix, ou faites un effort pour tenter une filière techno. » Ah… la filière technologique… Filière fourre-tout sans débouchés où l’on envoie les élèves trop bons pour le CAP et trop mauvais pour le bac S ou ES (le bac Littéraire… qui lit encore aujourd’hui ?). Filière permettant de garder au chaud une force de travail de nouveaux prolos en faisant croire aux familles des intéressés, que si, si, cela reste un baccalauréat. Spécialement pour eux, ont été créées des études supérieures dites technologiques (IUT, BTS…) où l’on apprend encore des choses trop générales pour être utiles mais où le sacrosaint stage permet de se faire des réseaux ou plutôt de trouver des adresses pour envoyer des CV.

Ces pauvres enfants des filières techno y sont envoyés gaiement par leurs professeurs, leurs conseillers d’orientation, leurs parents… Tout est bon pour éviter le CAP, zone des proscrits, des rebus. Ces pauvres enfants viennent gonfler une armée de cols blancs marchant sur les technopôles, les zones commerciales. Les immeubles de bureaux regorgent de pauvres hères, gentiment placés là par système scolaire. Ils gagnent un salaire durement mérité à la sueur de la pulpe des doigts frappant le clavier de l’ordinateur. Ils vivent dans un petit appartement haussmannien ou dans un pavillon de banlieue, deviennent des bobos de gauche ou de droite, boivent des verres le vendredi soir, font des enterrements de vie de garçon ou de fille. Ils sont autonomes. En cela, c’est vrai, ils réussissent.

Les meilleurs élèves du collège atteignent les études longues. L’université se mélange parfois aux grandes écoles : elles reproduisent les schémas familiaux, les enfants feront comme les parents, un baccalauréat dans un lycée de centre ville, une filière générale, puis une classe préparatoire,  de grandes et longues études parfois teintées de tour du monde ou d’années Erasmus où l’on s’encanaille aux frais de la princesse Europe. Viendra ensuite le moment de nouer sa cravate correctement pour passer un concours de la fonction publique, rentrer à l’ENA ou aller briller dans les soirées de l’ambassadeur. Ceux-là auront l’impression d’être en plein contrôle de leur destin, décisionnaires cultivés d’un avenir déjà vécu par papa et maman dans un milieu différent.

C’est ainsi que la France reproduit ses élites dirigeantes et culturelles depuis la Révolution de 1789. Sortir de sa classe sociale d’origine, du milieu professionnel de ses parents, c’est depuis toujours très difficile mais réalisable si la volonté est là. L’école ne peut pas y aider puisqu’elle est là pour donner un savoir général au plus grand nombre. L’ascenseur social n’existe que s’il y a une volonté propre à l’individu.

Le savoir pour tous.

La volonté des différentes politiques en matière d’éducation depuis le collège unique de 1975, jusqu’à la réforme des rythmes scolaires de V. Peillon, en passant par le fameux « 80% d’une classe d’âge au bac », vise toujours la même chose : il faut rendre les individus très cultivés, ouverts à tout, illuminés par les savoirs. L’héritage des Lumières récupéré politiquement ça donne des emplois du temps chargés d’histoire de l’art, d’éducation musicale, d’éveil à la sécurité routière, à la sexualité, de l’anglais dès l’école primaire, de la natation, de la laïcité… Toutes ces disciplines, toutes ces matières, si nobles et importantes soient-elles, ne peuvent pas être comprises en profondeur par les « apprenants » à raison d’une heure ou deux par semaine. Les Lumières de l’Encyclopédie servent à créer des êtres sachant un minimum de beaucoup, sans rien en profondeur.

On sait dire quelques mots d’anglais quand nos grands parents passaient le certificat d’études, mais on ne maîtrise pas totalement le français et sa grammaire si complexe.

Cessons cette hypocrisie qui veut éclairer chaque être d’un savoir prétendument universel, prétendument émancipateur. Ce savoir survolé ne rend pas intelligent. Quand la France se plaint de son haut niveau de chômage, n’est-il pas temps de donner à l’enseignement une mission plus noble : faire des citoyens capables de savoir profondément et de savoir manuellement ? Du cours préparatoire à la classe de terminale, l’enseignement général ne permet pas de trouver un emploi. Le bac et la licence non plus. La norme devient le bac+5 minimum pour taper sur un clavier d’ordinateur. Quand cessera cette absurdité ?

Redorer le blason de l’enseignement professionnel.

Depuis des dizaines d’années l’enseignement professionnel souffre d’une réputation de filière poubelle où sont envoyés nos élèves les plus mauvais. Ces mal notés du collège unique se laissent inscrire en CAP, sans comprendre ni pourquoi ni ce qu’on va leur demander. Ils ne choisissent pas toujours leur discipline et viennent ainsi remplir les bancs du lycée professionnel du coin. Au milieu de ces démotivés, il y a quelques exceptions qui, par passion, ont choisi leur orientation, et parfois même ont redoublé pour cela. Ils trouveront un emploi bien payé, sûr, et émancipateur. Peut-être n’auront-ils pas lu La Princesse de Clèves. Ils ont toute une vie pour se frotter à ces belles pages.

Plus qu’un problème de réputation, l’enseignement professionnel, qu’il s’agisse des lycées professionnels ou des cours de technologie du collège, souffre d’anachronisme : à l’ère du toujours plus dirigé par le numérique, maîtriser un savoir-faire manuel paraît dépassé. C’est l’économie actuelle qui préfère avoir à faire à des êtres flexibles.

 «  Le savoir-faire artisanal suppose qu’on apprenne à faire une chose vraiment bien, alors que l’idéal de la nouvelle économie repose sur l’aptitude à apprendre constamment des choses nouvelles : ce qui est célébré, ce sont les potentialités plutôt que les réalités concrètes. » Matthew B. Crawford, Éloge du Carburateur, 2010.

L’institution scolaire, les familles, les adolescents en premier lieu ont peur d’une erreur d’orientation. Comme si un choix  fait entre deux trimestres de la classe de troisième pouvait littéralement gâcher une existence entière. Pour éviter cela, il faudrait faciliter les ponts entre les disciplines, trouver le moyen de sélectionner le candidat au changement par ses aptitudes et ses connaissances.

 Ancien élève de terminale littéraire j’ai vu un bon nombre de mes camarades arrêter leurs études une fois le bac en poche. Après avoir erré sans but et sans envie pendant quelques mois, certains d’entre eux ont pu s’inscrire dans une formation professionnelle de type CAP accéléré en un an. Les parents en sont heureux : les enfants peuvent penser à la réalité du travail, avec un diplôme inutile en poche. Le « Passe ton bac d’abord » a été respecté.

Au XXIème siècle on n’imagine plus faire une carrière de banquier ou de boulanger dans la même entreprise, les mêmes locaux, la même ville. À l’heure où la durée de cotisation s’allonge, les études et le fonctionnement des entreprises forcent les individus à être mobiles, géographiquement comme professionnellement. L’expérience est un point fort qui n’est que trop peu valorisé. Pourquoi alors, est-ce si difficile de débuter une reconversion professionnelle ? Ce terme même de « reconversion » pose question,  comme si notre passé de banquier ou d’enseignant était un point noir dans une carrière qui doit enfin trouver sa voie dans un nouveau domaine. On s’inquiète du chômage des jeunes sans formations, du chômage des seniors, trop englués dans leurs acquis, dans leur formation trop stricte, immobiles au sens propre. Prenons ces seniors, souvent maîtres dans leur activité et demandons leur de devenir des repères d’apprentissage pour ces jeunes sans formation.

 

Prise de conscience pour un changement du monde

« La prépondérance donnée à l’intellect au détriment de l’intelligence des mains, auxquelles nous devons pourtant notre évolution est une catastrophe qui fait de nous des infirmes sans que nous en ayons conscience ; elle a créé une sorte de hiérarchie arbitraire offrant aux concepts la clé d’un processus décisionnel que l’expérience tangible ne peut valider. » Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, 2010

Le monde est à changer, c’est une évidence. La société actuelle voit dans la jeunesse réelle son ennemi et dans la jeunesse physique un but à atteindre. Elle voit dans la vieillesse un exemple, sans pour autant donner à nos aînés la capacité à transmettre. L’idéal de l’être humain occidental semble être de ne plus se salir les mains. Les machines récoltent les denrées alimentaires, traient, tuent, dépècent les animaux. Le super ordinateur trouve une panne dans une voiture, et réduit le mécanicien à un chercheur dans un annuaire pour retrouver à quoi correspond l’erreur numéro 122. Le professeur doit rendre plus agréable l’apprentissage de la conjugaison  grâce à un tableau numérique interactif, car la craie est ringarde. L’enfant ne se salit plus. L’aspiration globale des individus en 2013, c’est le star system ou la vie de bureau, en témoigne le succès de la téléréalité et des séries Caméra Café ou The Office. Le monde d’aujourd’hui veut faire des individus cultivés, des lecteurs, des chercheurs avant tout.

 

Contre une nation littéraire

Avec son association Lire et Faire Lire, Alexandre Jardin, qui ne fait pas que des choses bien, apporte la preuve de la nécessité de repenser les choses. Des retraités aident de jeunes lecteurs débutants à mieux lire, à mieux entendre la langue, à mieux découvrir la littérature. Le pont entre les générations est ici ; les vieux transmettent aux jeunes leurs savoirs quand l’École ne parvient plus correctement à apprendre la lecture aux élèves – on revient aux vieilles méthodes  après des années d’élèves sacrifiés sous la lame aiguisée de la méthode globale. Je me souviens avoir entendu le sieur Jardin dire à propos de son association « et c’est comme cela que l’on fait une nation de lecteurs ». Il a raison.

Une nation de lecteurs oui, mais nous ne pouvons envisager une nation de littéraires. Ou de scientifiques. L’École actuelle a tendance à vouloir créer des experts capables de tout faire mais ne maîtrisant rien.

Notre pays a besoin de citoyens sachant lire, sachant compter, sachant les bases de son histoire, mais aussi sachant faire, sachant créer des objets. On ne peut pas tous prendre un plaisir fou à lire les Lettres de Madame de Sévigné ou les Mémoires d’Outre-Tombe. Il en faut pour tous les goûts et toutes les dispositions. Peut-être devons-nous accepter l’apprentissage à tout âge. Je peux vivre sans Les Fleurs du Mal, et les découvrir à deux pas de tombeau. Je peux aussi vivre intelligemment, et en transmettant, et en apprenant, et en passant à côté de certains domaines scientifiques, ou artistiques.

L’Éducation Nationale doit accepter l’idée que ses élèves ne peuvent pas maîtriser totalement les compétences que l’on attend d’eux au niveau de la classe de 3ème. La diversité des fonctionnements et des dispositions est ignorée.

 

 Une formation générale et qualifiante, c’est possible ?

Un exemple va offrir une conclusion à ces quelques réflexions. Le problème que nous soulevons est un problème d’attente : on attend de nos élèves qu’ils deviennent tous et toutes des êtres compétents, malléables, efficaces à la demande. On n’attend plus d’un jeune qu’il ait un rêve, un goût pour tel ou tel métier. L’enseignement professionnel a mauvaise réputation car il reçoit nombre d’élèves orientés à la va-vite. Les chefs d’entreprises eux-mêmes utilisent parfois ces jeunes apprentis pour les taches les plus ingrates. L’élève passionné est souvent découragé par tous les obstacles qui se dressent devant lui. Il y aussi le problème de l’offre de formation : en ville un jeune peut difficilement exercer sa motivation sur des activités de plein air : paysages, agriculture… L’inscription locale des formations et des débouchés concrets sur le milieu du travail semble n’être parfois pas réfléchie.

Est-il possible d’offrir dès le secondaire une formation générale et professionnelle ?

Un lycée de Savoie propose, avec succès, une formation « bi-qualifiante » en quatre ans permettant aux élèves d’obtenir un baccalauréat général et un diplôme professionnel dans les métiers de la montagne (pisteur secouriste, escalade, ski, guide…). En prenant en compte les besoins locaux et saisonniers de la région montagneuse et en faisant travailler les élèves aux matières générales des baccalauréats généraux, la poire est coupée en deux. Ces jeunes ont un large éventail de possibilités qui s’offrent : vivre uniquement sur l’activité montagnarde, poursuivre des études supérieures en travaillant à côté dans leur région d’origine, ou encore aller exercer dans d’autres régions montagnardes de France, voire même d’Europe.

Sans doute, faudrait-il repenser cette étape du lycée générale si particulière : augmenter la  période d’un an pour permettre des enseignements professionnels, des stages : même si tous les élèves n’en auraient pas l’utilité, cela ferait une expérience supplémentaire.

Sans doute, faudrait-il accepter l’idée que l’égalité des chances est impossible dans une société où les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres. Le collège unique est une catastrophe nationale qui permet à un nombre infime d’élèves de sortir par le haut du panier quand la majorité est tirée vers le bas. Élargissons le prisme de l’enseignement secondaire en créant de nouveaux types d’établissement, plus professionnalisant.

Il est temps d’oublier la diversité culturelle et sociale de nos élèves comme explications de leurs difficultés, et de préférer la diversité des dispositions des élèves au sein d’une école ouverte sur la réalité du travail et des besoins indispensables de notre pays. Refonder l’école sera possible avec la nécessaire dose de courage politique.

 

 

 

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Christophe Berurier

Christophe Berurier est professeur. Il aime les mots et le vélo.

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