Partagez sur "Quand Blaise Pascal exhumait Épictète et Montaigne pour une apologétique idéale"
Dans les mois suivant la « Nuit de feu », le 23 novembre 1654, qui coïncide avec sa conversion définitive dont le Mémorial nous apprend la puissance et l’empreinte mystique, Blaise Pascal se rapproche de l’abbaye de Port-Royal-des-Champs.
Il se voit ainsi offrir l’occasion de s’entretenir avec l’un des éminents représentants de la place-forte janséniste, Louis-Isaac Lemaître de Sacy, qui est alors son directeur spirituel et l’auteur par ailleurs de la traduction de la Bible dite de Port-Royal. Ce dernier lui demande de l’éclairer sur ses lectures philosophiques. Le Clermontois se met alors à exalter les apports et les limites des opinions philosophiques du stoïcien antique Épictète d’une part et du sceptique et renaissant Montaigne d’autre part, deux penseurs dont il prétend pouvoir tirer une apologie du christianisme à partir de leurs contradictions.
« La radicalité du sceptique doit selon Pascal être équilibrée par celle du stoïcien, et inversement. La chasse à l’orgueil de Montaigne doit compléter la chasse à la paresse d’Épictète ».
Pour Pascal, Épictète a trouvé ce vers quoi doit se tourner l’homme, ce qu’il doit viser, autrement dit « ses devoirs » à l’égard de Dieu. Mais il néglige comment se comporte réellement l’homme, son impuissance qui ne doit pas manquer, elle, d’être prise en compte. Montaigne quant à lui œuvre pour la morale que devrait dicter « la raison sans la lumière de la foi », utilisant à cet effet et pour l’examen de tout sujet ce doute universel du « pur pyrrhonien ». C’est un scepticisme radical. Il a le grand mérite de se moquer de toutes les assurances, convaincu du jeu trompeur des apparences égales de deux avis contraires. Il passe ses Essais à relever les « contrariétés » de l’Homme, sur lesquels Blaise Pascal reviendra dans la liasse VIII de ses Pensées. La radicalité du sceptique doit selon Pascal être équilibrée par celle du stoïcien, et inversement. La chasse à l’orgueil de Montaigne doit compléter la chasse à la paresse d’Épictète.
Le pyrrhonisme de Montaigne
Montaigne a choisi de laisser libre cours à son humilité sincère à travers le primat qu’il accorde à l’exercice du doute, ce qui est à la fois une forme de grandeur qui, bornée à elle même, reste cependant une faiblesse à côté du choix de l’élévation chrétienne, bien que celui-ci soit pris par « sotte insolence ». Il a ce mérite de reconnaître l’imperfection générale de l’homme dans la vanité de ses certitudes, dont l’une ayant beau être contradictoire avec une autre, reposeront fondamentalement et toujours toutes les deux sur de simples apparences.
« La nuance qu’apporte Pascal s’inscrit dans une critique à l’égard des stoïciens qui est propre aux jansénistes ».
Comme l’écrit le grand spécialiste du jansénisme, Philippe Sellier, dans son Port-Royal et la littérature. Pascal (éditions Honoré Champion, 2010), l’autosuffisance morale que revendique Épictète peut et a été l’objet de fascination parmi les théologiens. Cela dit, la nuance qu’apporte Pascal s’inscrit dans une critique à l’égard des stoïciens qui est propre aux jansénistes, et ce par l’intermédiaire de Cornelius Jansen (Jansenius) ou – plus proche de lui – d’Antoine Arnauld. Cette démarche est avant tout orgueilleuse, thème duquel on ressent l’influence de l’évêque d’Hippone.
Un entretien harmonisant par le recours à Saint-Augustin
Il faut dire que Sacy et Pascal ne s’accordent pas sur les apports des deux philosophes qui les précèdent, cependant, ils terminent leur entretien sur une convergence d’esprit qui a trait à leur manière d’être chrétien.
En convoquant unanimement la grande figure d’inspiration du jansénisme dont ils se réclament tous les deux, à savoir saint Augustin, les deux figures de Port-Royal mettent un terme au débat amorcé par l’admiration de Pascal qui, même nuancée, reste selon Sacy contestable. En filigrane on peut relever chez ce dernier une acceptation de la nouveauté proposée par la lecture de Pascal d’un auteur qui ne leur était pas si lointain, Montaigne, dont Sacy ignorait jusqu’alors le propos.