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Retour sur les raisons du succès virtuose de Stromae, brindille belge trentenaire qui a réussi à garder la frite dans un milieu où l’éphémère bling bling et la divertissante vacuité sont la norme.

La critique est unanime, le succès intarissable. Sans distinction de classe sociale, Stromae rassemble. Et s’il n’est pas aimé de tous, du moins, il est attendu, reconnu pour la qualité de chacun de ses clips, de ses prestations télévisuelles. Formidable, Papaoutai, Tous les mêmes, et même Quand c’est, qui aborde la maladie du cancer, ont ainsi rencontré un public avide de découvrir la mise en scène visuelle de l’une des chansons du dernier album de l’intéressé : Racine Carré. Ultime audace : il s’attaque au marché américain avec des paroles écrites dans la langue de Molière.

Et il le vaut bien. Le trentenaire belge, rappeur à ses débuts, a littéralement conquis la France. La France des réseaux sociaux, de Youtube, Twitter et Facebook notamment. Avec près de 7 millions de likes sur sa page Facebook, Stromae est devenu, en l’espace de deux albums, le vrai monarque de l’électro. Quel roi ? Le Roi des fous d’une cour des miracles du divertissement et des réseaux sociaux, quand Marine Le Pen doit jouer des pieds et des mains via une stratégie média élaborée à force de sourires de profils et de posts carnassiers pour obtenir quelques 700 000 suiveurs sur Facebook. Sur Twitter, même constat : 2,26 millions d’abonnés, contre 1,11 millions pour le plus suivi des politiques français, François Hollande. Serait-ce un énième constat de la déréliction du politique sous la botte de la société people du divertissement ? En partie. Ces deux sphères ne sont pas tout à fait comparables, même si leur imbrication pose souvent question.

On écoute Stromae pour oublier, pour oublier nos vies, sans « prise de tête ».

A un premier niveau, ces chiffres sont d’abord la preuve de l’adéquation du divertissement avec le monde virtuel des réseaux sociaux. Stromae, quand bien même il s’en défend, et conserve (ce qui est assez rare pour être signifié) pour le moment une parfaite maîtrise de sa vie privée malgré sa notoriété, fait partie de la société du spectacle. Il en est, à sa manière singulière, l’un des meilleurs artisans. Son image stylisée à l’extrême jusqu’à devenir celle du mannequin plastifié et lisse de Papaoutai est bien celle d’un animal médiatique contemporain exceptionnel communiquant. Oui, Stromae, c’est du toc, un pseudonyme irréaliste, des apparitions maîtrisées et scénarisées, avec le côté artiste humble, réservé et sympathique en plus. C’est le son de l’électro, le rythme entêtant qu’on écoute pour oublier les vicissitudes de l’existence et danser dans les soirées. Une musique fielleuse coulant dans nos oreilles comme le divin nectar dont s’abreuve le buveur du Petit Prince, inconséquent et obsessionnel. On écoute Stromae pour oublier, pour oublier nos vies, sans « prise de tête ». On laisse à Stromae le pouvoir absolu de séduction de sa musique, du rythme et de la mélodie entêtante et répétitive… On se laisse prendre : c’est Stromae, le roi du système médiatique. Et nous sommes les fous sans conscience au besoin insatiable de catharsis, dans une société qui écrase sur l’escalator des frivoles espoirs des masses sanguinolentes de chairs humaines, une jeunesse déroutée en quête effréné d’oubli et de plaisir.

… et le fou du roi

Mais la particularité de Stromae, à un second niveau, c’est que tout en étant ce roi bankable d’une société de la surmédiatisation, parfait gérant de sa notoriété et de sa réputation, il en est aussi le contestataire, et la marionnette consciente et assumée. Critique d’une société d’exécutants écervelés et sans passions dans Alors on danse, critique de l’irresponsabilité des pères dans Papaoutai, critique de la maltraitance des enfants et de ses conséquences dans le cruel et ironique Dodo, critique de la puissance et de l’addiction aux réseaux sociaux dans Carmen (qu’il utilise à la perfection), critique des exigences trop importantes des femmes et du machisme des hommes dans Tous les mêmes, critique de la déshumanisation totale de la société dans Humains à l’eau. Et tout en refusant tout classement dans tel parti, et en revendiquant une forme de bâtardise proche de la paratopie de Mainguenau, il dénonce. Sur une musique électro d’irresponsables, il dit les maux de la vérité, il nous met face à nos responsabilités, aux problèmes de cette société malade. Se préoccupant de la vie de la cité, Stromae, même s’il s’en défendrait, est politique. Et son succès, notamment parmi les jeunes, prouve que la société qu’on croit inconsciente, apparemment si désintéressée et blasée par le monde des politiques, ne l’est pas tant que ça. Que tout ce qui est humain (et politique) la concerne et qu’elle se sent impliquée. Du moins par le bout des oreilles.

Pas d’engagement. Pas de prise de position à risque. Et pas de danger (pour l’heure) pour le monde politique. C’est que la provocation, le tabou, le franchissement de la ligne ne sont plus de mise dans le monde d’aujourd’hui.

Car Stromae ne fait que constater, approchant les limites de la bulle de subversion tout en restant dans le cocon convenable du politiquement correct et de la censure propre à la société contemporaine. Pas d’engagement. Pas de prise de position à risque. Et pas de danger (pour l’heure) pour le monde politique. C’est que la provocation, le tabou, le franchissement de la ligne ne sont plus de mise dans le monde d’aujourd’hui. On s’étonne en 2015 de la liberté des humoristes passés, de Le Luron, Coluche à Desproges, et les provocations de Serge Gainsbourg ne passeraient sans doute pas la guillotine de l’auto-censure.

Provocateur consensuel, Stromae dramatise, critique, mais toujours en conservant le conformisme de bon ton, celui qui lui ouvre la plus vaste audience. Mais après tout, pourquoi lui reprocherait-t-on ? Il est en cela (encore) notre parfait miroir : regard réaliste et désillusionné, mais pas forcément acteur, politique sans conviction, révolté sans révolution.

Stromae ou l’art du corps-spectacle de la limite

Qu’importe après tout qu’il soit fou ou roi, la question de l’engagement n’est pas le centre de l’Art. Et il reste à Stromae sa singularité d’artiste. Ce qu’il nous offre ? Un spectacle total à chaque nouveau clip, où tout, de sa propre personne aux éléments de décor, forme un système parfait et fulgurant d’environ 3 minutes. Chaque clip répond aux contraintes du storytelling bien ficelé dans lequel Stromae joue l’un des mille rôles d’une comédie humaine réaliste, mais avec des thématiques récurrentes touchant à l’universel : l’irresponsabilité, la confrontation à la maladie, la désillusion face à une réalité insatisfaisante. Tout fait sens, tout est systématisé, et inclus dans un plus grand ensemble (en témoigne le concept des « leçons », forme d’épisodes qui lançaient chaque morceau de l’album Cheese) : l’album. Stromae est à lui seul un objet de marketing musical à l’extrême, duquel l’on ne peut rapprocher qu’un Claude François, qui lui aussi s’est crée un personnage fait de blondeur, toujours entouré d’une cour de Claudettes et danseur hors normes dans ses habits pailletés qui depuis s’associent éternellement à une époque révolue. Tout est calculé, tout est mathématique, même les pas déviants de Formidable dans le centre de Bruxelles, qui interrogeaient aussi en partie le voyeurisme des fans. Parfaite maîtrise de la dramaturgie, fascinante lucidité face à la scène médiatique, et dosage équilibré entre la communication de l’acteur et la sincérité de l’artiste : pas de fausse note pour Stromae.

Et nous, les auditeurs qui sommes bien souvent les sultans insatisfaits et coupeurs de têtes offrons à Stromae, comme à la Shéhérazade des Mille et une nuits, l’ultime grâce toujours répétée et sommes séduits par l’originalité et les facettes multiples de cette musique au rythme et aux sonorités pourtant toujours un peu identiques.

Tout se fait écho : dans le clip de Dodo, la suggestion est rendue par les jeux d’ombres, qui opposent l’ombre de l’enfant à celle des adultes responsables, représentation d’un monde cauchemardesque. Et Stromae, le conteur, se place au cœur de cette histoire de tous les jours. Il en est à la fois le démiurge et le témoin central et ironique. Et les paroles, les mots n’ont pas moins d’importance que l’image : la suggestion des paroles, une certaine finesse se distingue dans la scène française actuelle… et ce n’est pas Kendji Girac qui osera me contredire. Qui eût cru qu’une chanson évoquant les moules-frites bruxelloises parlât en réalité des ravages du sida et de l’inconséquence du protagoniste.

Et nous, les auditeurs qui sommes bien souvent les sultans insatisfaits et coupeurs de têtes offrons à Stromae, comme à la Shéhérazade des Mille et une nuits, l’ultime grâce toujours répétée et sommes séduits par l’originalité et les facettes multiples de cette musique au rythme et aux sonorités pourtant toujours un peu identiques.

Pourquoi ? Peut-être à cause de l’implication totale du corps dans la musique et les clips de ce personnage musical, acteur, auteur et compositeur de ses micro-œuvres. Caméléon métamorphe de son corps, homme-orchestre de sa musique, Stromae devient une sorte de tout démultiplié, décor, acteur et spectateur. Il allie à la maîtrise du musicien exécutant, la construction parfaite et une forme de délicatesse et de profondeur dans le traitement de ses sujets. Il est ce corps qui « (transcrit) lui-même ce qu’il lit : il fabrique du son et du sens. » (Roland Barthes, L’Obvie et l’obtus) Marionnette de sa musique, Stromae s’élève en maître d’un jeu musico-médiatique. Quand pour d’autres l’implication corporelle se limite au mouvement du doigt sur la platine, en secouant en rythme un crâne chevelu et vidé de sa substance par l’abus de techno, chez Stromae, le corps, un corps souvent démembré, déformé par la grimace, revient sur le devant de la scène pour être lui aussi, à part entière, un représentant des fêlures et des déformations de la société. L’homme se grime, se déguise, se mécanise au rythme cadencé de ses musiques. Il est tout. Il est l’orchestre, l’organisation maîtrisée de l’ensemble des sons, et dans ce corps dégingandé de grand échalas osseux aux gestes désarticulés de marionnette au service de sa musique, l’on retrouve en écho visuel et imagé le rythme cassant et brusque de la mécanique électronique de sa musique. Son ombre maigre est l’être humain et le cancer qui le hante et le dévore. Il est le personnage schizophrène sans genre, féminin et masculin, dans Tous les mêmes, ou le père statufié dans Papaoutai. Au-delà de tout cet art construit et maîtrisé, c’est la faille, l’humain qui sourd, et qui nous émeut peut-être davantage, et il y a de l’humain dans chacune des chansons de Stromae, une humanité blessée de partout, mangée par le monde, les autres et la société, atomisée, toute mise à nue.

Où est l’espoir ? Y aura-t-il une voix pour nous représenter ? Si bien sûr, il y a Stromae, Stromae qui observe, critique, dénonce, miroir de notre société, notre semblable, notre frère, marionnette étriquée et puissante d’un monde divertissant.

Sculpture de Giacometti vivante et dévorée par la société qui érafle tout ce qui va hors de ses normes, là est peut-être la signature de ce maestro verlan porteur des maux du XXIe siècle. A la fois raisonnable fou du roi, roi du monde du divertissement, médecine et symptôme de notre société, si Stromae nous séduit, c’est qu’il constitue un tout à la fois construit et faillible, comme l’humain, comme nous. Le monde que peint Stromae est dramatique, réaliste, c’est celui de notre quotidien dans son ennui et son désenchantement le plus nu. Un monde où les battements de cœur ont été remplacés par des racines carrés qui buzzent silencieusement dans le coin d’un corps qui tous les jours s’interroge sur le sens de la vie. Où est l’espoir ? Y aura-t-il une voix pour nous représenter ? Si bien sûr, il y a Stromae, Stromae qui observe, critique, dénonce, miroir de notre société, notre semblable, notre frère, marionnette étriquée et puissante d’un monde divertissant. Stromae, un porte-voix ? Celui des vides alors… des insignifiantes vies d’une génération parfaitement consciente de son inconscience et tirée vers le bas. Le jeune homme ne sera jamais le Balavoine Cassandre qui affronte un chef d’Etat. Mais il représente, dans sa musique et dans son corps une génération qui préférerait l’insouciance, la légèreté, mais qui ploie sous le poids terrible des jours inlassablement répétés à des postes d’exécutants, le stress et la pression constante, et les mille contraintes et responsabilités de la vie…

Tant pis, tant mieux. La vie est belle, c’est ta fête ; dis Cheese avec un peu de spleen dans le regard. Soyons les parfaits responsables de notre irresponsabilité. Eteignons nos cerveaux. Quelques jours de summertime, un rail de musique, et ça repart. Dodo. Soyons formidables, allons nous réfugier dans nos enfers 2.0, dans nos vies schizophrènes de twittos. Buvons, aimons, partageons nos cancers et nos sidas. Tant pis. Si Dieu existe, il chante la House’Alleluyah. 

Alors on danse. aimons, partageons nos cancers et nos sidas. Tant pis. Si Dieu existe, il chante la House’Alleluyah. Alors on danse.

Anne Rouge

Anne Rouge

Anne Rouge

Les yeux de Mary Poppins, le sourire de Bérénice, le nez d'Antigone et les oreilles de la Princesse de Clèves.

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