Les contes commencent toujours par « il était une fois ».
Celui-ci n’en démord pas. Même qu’il y a des monstres. Mais d’abord, il était une fois Alice, Alice-qui-court-toujours. Pour échapper au gnome, aux sorcières voraces, aux hypocrites loups trop souriants, Alice courait.
Toute course a ses rituels. Alice n’y dérogeait pas : il fallait d’abord se préparer avec cette ultime élégance, celle du miroir. Alice se parait donc gracieusement, et peignait facticement sur son visage une lueur d’espoir dans la vie triste. Du noir, du rouge pour s’effacer, et faire face. Le miroir esquissait un fin sourire : le temps de la course était venu.
Elle se faisait mal, ses muscles tiraillaient, les jointures craquaient. Souvent, la course prenait la forme d’un exutoire, une révolte. C’était la solution de survie pour ne pas sombrer tout à fait dans le monde statique des monstres. Elle se cabrait. Contre. Et puis courir était sans conséquence, les autres ne se rendraient compte de rien. Ils ne verraient pas le bouillonnement intérieur et la rage qui hurlaient en elle. Être entre leurs mains et ne pas pouvoir s’échapper de cette boue, ne pouvoir que lutter, toujours, courir, pour ne pas se salir davantage. Même si elle risquait l’embourbement dans la marée, elle n’accepterait pas l’étouffement de son cri dans la masse. Courir pour avoir la force de recommencer chaque jour, enfermée dans un bureau gris et trop sombre, avec le temps qui s’égraine trop vite pour ne pas courir après lui. En courant, Alice frappait des pieds sur la fatalité de son existence. Elle rêvait au rythme de ses pas à cet ailleurs quelque part, à cette étincelle d’espoir qui devait bien exister : la dernière lueur d’une allumette qui ferait éclater la vie…
Mais il y avait trop de monstres partout. Leurs griffes acérées blessaient. La délicatesse s’était perdue ici. Courir et fuir. Vivre avec ce rythme mécanique du cœur qui bat, du souffle et du pas régulier. Ne pas regarder derrière, et arrêter de penser comme une bénédiction, quand tout fait trop mal.
Dans ce monde, cette grande forêt ombrageuse avec des ronces sur le bord du chemin, Alice n’avait pas une épine pour se protéger. Ce monde, il griffait, même quand ceux qui vous aimaient vous protégeaient. Être humain était déjà une déchirure. Quelques plumes s’étaient éteintes sur le sol, au gré du parcours de la jeune femme. Alice, prise dans sa course, ne les regardait même plus. De belles plumes blanches délaissées là comme un reste de légèreté. Les siennes ? Ça ne changeait rien. Il fallait continuer de courir. Les autres, affamés, n’attendraient qu’un geste pour bondir. Un seul mot pouvait suffire. Alice sentirait sa peau se déchirer et la propagation terrible du poison dans les fils de ses veines.
Les monstres, il fallait les affronter tous les jours. Des ogres un peu partout, des loups, des sorcières. Le plus dangereux de tous était le gnome. Le gnome tyrannique était un petit être qui se croyait grand et se voulait savant. Vrai, il parlait bien, il était très capable de faire de beaux discours, de ceux qui endormaient la belle aux bois dès la première minute. On l’appréciait pour ça. Autour de lui se pressait une cour de sorcières voraces et envieuses, avec ce goût du pouvoir qui les guidait toujours vers ce minuscule personnage qui pourtant n’était qu’un gnome, mais devant lequel il fallait sourire pour récolter quelques bonnes grâces. Alice avait d’abord regardé ça distraitement, sans comprendre… et puis un vague sentiment de nausée, de plus en plus aigu, l’avait submergée. Du dégoût, enfin. Il valait mieux courir que de rester là, attendre que le gnome vous regarde et qu’il vous lance cette boule de feu qui détruirait tout, juste pour le plaisir de connaître son pouvoir de vie ou de mort. C’était son plaisir, au gnome : savoir qu’il vous tenait dans sa petite main aux doigts épais, qu’il pouvait vous déchirer. La royale perversité de l’anéantissement.
Les sorcières aussi étaient dangereuses, à leur manière, avec leur cupidité. Elles ne cachaient même plus leurs ongles crochus prêts à mordre la chair humaine pour s’approcher au plus près du gnome. Le fiel de leurs paroles ne se plaisait qu’à détruire les plus faibles. Elles obéissaient méticuleusement, en faisant mille courbettes bossues. Alice était au bout de cette hiérarchie, parmi les plus vulnérables. Tout était urgent pour elle, il fallait qu’elle rattrape les retards des sorcières. Sinon c’était sur elle qu’exploseraient les boules de feu du gnome. Il attendait impatiemment de lui sauter à la gorge et de la mettre en charpie. Il fallait courir pour ne pas être prise dans son jeu. Tyranniser, et faire tomber le couperet, au hasard, c’était tout ce qu’il voulait pour faire régner la terreur. Alors Alice courait aussi après le temps avec la force du désespoir. Alors Alice ne se laissait plus le choix, étouffait sa rancœur, et les larmes qu’il fallait bien retenir dans ses poings bien serrés. Alice courait.
Elle avait bien vite compris qu’elle n’aurait jamais sa place dans ce monde. Elle voudrait toujours rester humaine. Même du rôle de princesse qu’on lui aurait bien prêté, du moins tant qu’elle était jeune, elle ne voulait pas. Elle refuserait de jouer. Elle refuserait de s’appesantir dans cet air pourri qu’il fallait pourtant respirer, et où les autres épanouissaient leurs sourires jaunes, dans le tambour battant du rythme morne de leurs vies de marionnettes. Elle s’était forcée, quelquefois, à déformer son visage, prendre celui d’une autre, et se déguiser en sorcière. Le masque s’effritait, on voyait les failles comme dans un vieux chiffon mité, et Alice se retrouvait avec toute sa fragilité sur le visage, ses peurs au fond des yeux et ses passions enfouies en elle qui donnaient du prix à sa petite vie insignifiante, qui méritaient qu’on coure pour elles.
Certains lui disaient qu’elle était trop exigeante avec le monde, à faire sa princesse au petit pois. Mais Alice voulait plus. Pas grand-chose, mais toujours plus. Alice voulait l’humanité. Ç’aurait été tellement plus simple de débrancher son cerveau, ne rien voir et arrêter de penser. Le gnome aurait bien aimé qu’elle débranche, pour avoir cette sensation de mainmise totale. Souvent, Alice devait s’astreindre à une forme d’humilité, de sérénité froide mais protectrice, qui lui coûtait en fierté, vitale néanmoins pour ne pas sombrer, pour ne pas faire toujours front. Elle n’était pas de taille à lutter contre eux tous. Contre l’ambition noire, putride de cette masse d’ogres qui mangeaient tout : le travail, le temps, la jeunesse, sa vie… jusqu’à épuisement. Même la fatigue d’Alice était noyée dans les plaintes vaniteuses des autres…
En fin de journée, parfois, elle jouait un peu, tout de même… A Cendrillon, juste pour se payer le luxe de rêver. Elle le savait bien, qu’elle n’était pas de celles qu’on attend quelque part. Pas de celles dont on recherchera dans tout le royaume la chaussure de verre… C’était pénible d’en avoir la certitude. Les autres obtenaient facilement ce petit bonheur fugace, ce conte de fées normal… Pour Alice, c’était resté une magie si précieuse, presque irréelle… Alors, juste pour rêver à des histoires qui se terminent bien, Alice mettait sa plus belle robe et rencontrait des princes charmants. Ils lui contaient des histoires à trois francs six sous auxquelles elle faisait semblant de croire. Ils s’installaient dans sa vie puis, après de jolies promesses, repartaient. Oh, il y en avait des tas, de princes charmants, et surtout beaucoup de loups avides qui ne cachaient même plus leur bave enragée. Alice devait trier, fuir les loups et l’hypocrisie de leurs regards mielleux, de leurs mots inutiles… Et puis, le problème, avec les princes charmants, c’était que le charme se dissout toujours. Le prince charmant, par définition, prend la poudre d’escampette vers d’autres nébuleuses féminines plus clémentes. Sa dernière élégance : la discrétion du départ. Tout était joué d’avance, dans ces boîtes multicolores où les gens s’amassaient. L’amour durait trois ans, c’était scientifique. Et on aimait toujours pour de mauvaises raisons. Pas la peine de se forcer puisque ça s’arrêtait. Alors, le plus souvent, elle affrontait sa solitude. Celui qui arrêterait sa course et ferait barrage, n’avait pas encore croisé sa route. Et il lui faudrait une sacré poigne pour réussir là où, d’un œil, elle jaugeait tous ceux qui échoueraient.
Puis, avant de se coucher, épuisée, de plus en plus épuisée dans la noirceur des jours, la semaine qui se poursuivait sans adoucir son rythme, Alice se démaquillait. Doucement, et avec soin, elle retirait de sa peau le beau masque ébauché au matin, et dont chaque matin elle reprenait les lignes discrètes sans cacher grand-chose. Le trait d’eye-liner s’était noyé dans la couche d’anti-cernes. Le contour légèrement bleui des yeux, et soudain la fatigue transparaissait. Miroir, miroir… Le Temps, la carnassière reine du temps devait bien ricaner de l’autre côté du miroir. Alice voyait se dessiner en fines crevasses les gouffres amers du temps sur son visage jeune encore, la dévoration lente d’un monstre insidieux. « Miroir, miroir, dis-moi… quoi déjà? Que je suis la plus belle ? M’en fiche bien, miroir. Miroir, miroir, dis-moi que la vie est belle…, dis-moi que j’irai, et je courrai encore… demain. »
En un instant, le temps s’arrêta. Alice s’endormit et la nuit tomba tout à fait autour d’elle. La mécanique de la boîte à musique ne cliquetait plus. Devant cette scène immobile, la petite fille spectatrice, étonnée par le silence, secoua violemment la belle boîte à musique qu’elle venait tout juste de recevoir pour Noël. « Cassée, « Alice au pays des merveilles » est cassée ?! ». « Non, trésor, il suffit de retourner le loquet, par ici et l’histoire se recommencera. Allez, viens maintenant, à table ! ».
Il était une fois… Laissez-moi rire. Il n’y a jamais une seule fois. Il était mille fois, et mille jours, et mille et un, et mille deux encore. Il était tous les jours qui dévorent, savamment minutés. Il était l’habitude, la lassitude et l’abandon. Le réel. Il était mille fois la vie d’Alice, automate d’une petite boîte à musique.