Réponse terrifiante à un monde occidental volontiers retors et qui semble aujourd’hui largement dépassé, Daech est aujourd’hui – officiellement – bombardé de toutes parts.
L’État islamique continue toutefois de jouir d’une cote élevée auprès d’individus qui se sentent délaissés, voire haïs, et incarne toujours une alternative suffisamment crédible, car structurée et puissante à tous égards, pour que des dizaines de milliers de parias du monde entier voient en lui le moyen idoine d’assouvir leurs pulsions destructrices. Les causes de cet engouement sont nombreuses. Il convient de tenter de les analyser avec lucidité. Pour mieux comprendre le pourquoi du comment de l’ennemi du monde.
Jusqu’à l’autoproclamation du califat, ultime fantasme de pléthore d’islamistes, le djihadisme paraissait peine perdue. Un dessein capable de causer des dégâts colossaux, mais au bout du compte inapte à renverser l’ordre établi, autrement dit l’hégémonie du monde occidental. Une entreprise séduisante, palpitante, mais déstructurée, anarchique dans sa conduite et dotée de moyens somme toute limités. L’avènement de l’Etat islamique a foncièrement et radicalement changé la donne.
« Si l’exaltation du retour à l’islam des temps anciens n’est pas une nouveauté, la professionnalisation caractéristique de Daech témoigne à elle seule d’une détermination inédite dans le monde contemporain pour atteindre cet objectif ».
Décriée depuis peu par certains politiques qui lui préfèrent son acronyme arabe, l’expression « Etat islamique » n’en a pas moins une réelle pertinence. Loin d’être un oxymore, elle accole deux mots tout aussi effrayants l’un que l’autre. Elle suppose en effet la structuration d’une doctrine épouvantable d’intolérance(s) et de rigidité(s), plus exactement l’organisation méthodique et moderne d’une dystopie de destruction systématique, avec un zèle rare dans la cruauté, de toute forme de distinguo sociétal, culturel et religieux. L’ennemi de l’islam rigoriste est massacré, seule la charia doit exister.
Si l’exaltation du retour à l’islam des temps anciens n’est pas une nouveauté, la professionnalisation caractéristique de Daech témoigne à elle seule d’une détermination inédite dans le monde contemporain pour atteindre cet objectif. Ce sont cette détermination à triompher en faisant couler un maximum de sang et cette professionnalisation qui, pour une large part, expliquent les allégeances successives d’autres grands groupes terroristes et, de fait, la paupérisation des effectifs d’Al-Qaïda, son aîné, son grand concurrent, aujourd’hui réduit à la portion congrue au même titre que toutes les autres organisations terroristes. En ce milieu de décennie, la hiérarchie a changé et, en substance, Daech domine le djihadisme aux côtés de Boko Haram, son séide le plus puissant et dont les atrocités en Afrique mériteraient d’être plus médiatisées.
Une alternative au monde libéral jugée crédible
« Daech se présente comme une structure solide, durable, responsable, pieuse, et non comme une nébuleuse de terroristes favorisant l’anarchie. En se ralliant à Abou Bakr al-Baghdâdî (NDLR : le calife de l’Etat islamique) par allégeance, les autres grands groupes djihadistes du monde, au Sahel, en Afghanistan, dans le Caucase, trouvent une nouvelle dynamique et peuvent participer à la fiction du califat et à ses multiples territoires », opine l’islamologue Olivier Hanne, qui souligne à juste titre que « Daech a toutes les apparences de l’Etat : un gouvernement structuré, une population administrée, un vaste territoire plus ou moins stable, et déjà une histoire et des morts ». « Aux yeux de ses nouvelles surccursales, Daech offre l’immense avantage d’opérer sur un territoire (…) L’Etat islamique est un proto-Etat dont les leaders sont en prise avec la réalité du terrain en Irak et en Syrie. C’est l’une des raisons pour lesquelles il attire autant de volontaires étrangers, qui ont le sentiment d’être aussitôt opérationnels », complète Georges Malbrunot, grand reporter au Figaro connu pour avoir été otage en Irak de l’Armée islamique avec son confrère Christian Chesnot d’août à décembre 2004 et qui a accordé une interview à la revue Diplomatie.
« Comme Al-Qaïda, mais de manière bien plus efficace, (Daech) recrute également des ’’citoyens’’ parmi la jeunesse d’Europe« .
Cauchemar inimaginable pour les populations asservies et pour les Occidentaux, cet Etat d’un genre nouveau (ou plutôt que l’on croyait révolu) qui se fonde sur sa perception du passé pour préparer et obscurcir l’avenir rassure et fascine les djihadistes sunnites, qu’ils soient anciens ou convertis depuis peu à la cause islamiste. Régi par la charia, fort de lois, de ministres, de gouverneurs de provinces et de cités, de tribunaux, de ressources obtenues tant par la menace que par ce qu’il est commode d’appeler « les failles du système », en l’occurrence la dépendance de tous les pays du monde à l’or noir et l’absence de régulation satisfaisante du commerce international, et même d’une monnaie, il s’érige en contre-modèle sérieux. En alternative concrète aux dérives du modèle capitaliste, seul maître à bord depuis la chute du communisme. Un modèle de plus en plus imparfait au fil des années et des crises, au sein duquel l’ascenseur social et l’intégration ne fonctionnent pas ou plus, ou de plus en plus mal, un modèle qui a laissé prospérer les inégalités, les injustices ou le sentiment d’injustice, un modèle régi par la richesse matérielle et qui mythifie plus que jamais la réussite individuelle, le pouvoir et les apparences. Partant, et sans pour autant excuser le pire, il s’en trouve des dizaines, sinon des centaines de millions qui ne disposent pas des moyens de se fondre dans le moule, pour ceux qui en caressaient l’espoir, et parmi eux un petit pourcentage qui ne demande pas mieux que d’assouvir ses désirs meurtriers.
« Comme Al-Qaïda, mais de manière bien plus efficace, (Daech) recrute également des ’’citoyens’’ parmi la jeunesse d’Europe. Sans profil-type, cette jeunesse esr (ré)islamisées (beaucoup ont grandi dans la culture, mais pas la religion musulmane, les convertis sont une minorité significative), conscientisée par les injustices à la fois réelles et supposées frappant les musulmans, souvent éduquée, mais sous-employée (chômage, discrimination) ou prise dans la délinquance et la ségrégation raciale », détaille Pierre-Alain Clément, doctorant et directeur adjoint de l’Observatoire de géopolitique à l’Université du Québec à Montréal.
Parce qu’il ne pouvait en être autrement, l’Etat islamique s’est aussi construit sur un autre terreau, moins ancien : le chaos né des guerres en Syrie et en Irak.
Les erreurs politiques et stratégiques majeures des Occidentaux
Des inquiétudes se sont faites jour depuis les attentats de Paris, comme si les Français devaient en passer par cette tuerie « al-qaïdesque » de par ses cibles et son modus operandi pour prendre la mesure de la pleine santé de Daech. Car si l’Etat islamique a vu s’organiser contre lui une coalition internationale, laquelle n’a obtenu aux dernières nouvelles que des résultats limités, principalement à cause du jeu pour le moins dangereux de Recep Tayyip Erdogan (), la planche pourrie sur laquelle s’appuie le gendarme du monde et ses alliés occidentaux contre tout bon sens, et de l’impossibilité pour le couple américano-européen de s’entendre avec la Russie, si ses ressources pétrolières tendent à s’amenuiser, il maintient l’essentiel de son assise territoriale en Syrie et en Irak. De même poursuit-il sa progression en Afghanistan ainsi qu’en Libye.
« Les Etats-Unis et leurs alliés les plus fidèles, qui continuent de regarder le monde extérieur à travers le prisme déformant de leur perception de la démocratie et s’obstinent à croire que celle-ci peut s’appliquer partout, indépendamment des histoires, des cultures et des hommes, ont armé ses opposants en, si on ose dire, leur donnant le bon Dieu sans confession ».
Il se trouve que ces quatre pays ont pour point commun d’avoir été bombardés par les forces occidentales, l’Afghanistan pour enfin torpiller le régime taliban, l’une des bases arrière du djihadisme à l’entame du nouveau millénaire, les trois autres pour renverser des dirigeants indésirables ou devenus tels. Las ! Si Saddam Hussein et Mouammar Kadhafi n’avaient absolument rien d’enfants de chœur, s’ils ont approuvé voire orchestré des actes terroristes à l’échelle internationale, en sus de velléités d’expansions territoriales au Koweït pour le premier et au Tchad pour le second tout à fait inacceptables, leur poigne était assez forte pour tenir les islamistes à distance respectable.
En guerre depuis quatre ans, le régime de Bachar el-Assad résiste mieux, mais est bien sûr considérablement fragilisé. Et pour cause : les Etats-Unis et leurs alliés les plus fidèles, qui continuent de regarder le monde extérieur à travers le prisme déformant de leur perception de la démocratie et s’obstinent à croire que celle-ci peut s’appliquer partout, indépendamment des histoires, des cultures et des hommes, ont armé ses opposants en, si on ose dire, leur donnant le bon Dieu sans confession. C’était, une fois de plus, faire peu de cas de la nature des forces en présence. Une vision manichéenne pour légitimer un droit d’ingérence que seuls les Etats militairement et diplomatiquement forts ont la possibilité d’invoquer, blanc-seing dévastateur que l’atlantiste ONU se plaît à délivrer sans trop réfléchir à ses conséquences et en semblant se dire que le mieux n’est pas l’ennemi du bien.
Pendant que la contestation gagnait la Syrie, Muammar Kadhafi, indéboulonnable depuis 1969 malgré bien des tentatives pour le neutraliser, certaines plus préparées que d’autres, ne survivait pas au Printemps arabe. Bénéficiant d’un mandat de l’ONU, Nicolas Sarkozy, fortement suspecté d’avoir eu des raisons moins glorieuses que cette révolte populaire de vouloir le scalp du Raïs, dont il se murmure avec insistance qu’il a financé sa campagne présidentielle de 2007 dans de généreuses proportions, a entraîné avec lui une coalition internationale. Conjuguée à la détermination de l’opposition sur place, celle-ci a naturellement bouleversé le rapport de force et donné lieu à un combat inéquitable. La mainmise de Muammar Kadhafi était cependant trop ancrée pour que l’effondrement de son régime n’accouche pas d’un désordre général qui s’est encore accentué avec les années, quand bien même un accord d’union nationale contre Daech vient d’être conclu.
Celui-ci intervient alors que ses troupes ont pénétré toutes les strates d’une société libyenne sclérosée et sont en position de force sur un large pan du territoire du pays. De quoi donner des sueurs froides aux pays limitrophes, la Tunisie en tête, et inquiéter fortement dans la perspective hautement plausible d’une autre vague migratoire en Europe dans laquelle pourraient s’immiscer des terroristes. Daech a du reste menacé l’Italie en ce sens en début d’année, le monde le sait enclin à joindre les actes à la parole et il va sans dire que des contrôles aux frontières même drastiques, au sein d’un espace toujours basé sur la libre circulation des personnes et des biens, ne peuvent garantir formellement l’incongruité de ce scénario.
« Il est navrant que le cas irakien n’ait pas donné lieu à une remise en cause profonde des stratégies occidentales« .
Plus ancienne, « l’implosion de l’Irak avec l’occupation américaine en 2003 et la domination chiite sur l’Etat irakien après 2005 ont engendré une insurrection des tribus sunnites du pays et ainsi créé les conditions de l’émergence de Daech », résume le susnommé Olivier Hanne. Douze ans après la chute de Saddam Hussein, le pays reste ô combien exposé à toutes les dérives, chroniquement instable et force est de reconnaître que Washington a largement failli dans l’organisation de la transition. Il est navrant que le cas irakien n’ait pas donné lieu à une remise en cause profonde des stratégies occidentales, basées sur les mêmes principes et qui ont obtenu les mêmes résultats désastreux indépendamment des pays où les Etats-Unis et leurs affidés sont intervenus depuis. Avec des souffrances générales encore accentuées par le poids du bégaiement de l’histoire.