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Paradise Lost.

Le Paradis perdu.

Si Beowulf me ramène dans ce grand amphithéâtre de Paris IV à Porte de Clignancourt, où les professeurs ânonnaient devant un parterre endormi ; si la Bible du roi Jacques m’évoque ma chambrette d’étudiant à York, où je traduisais en mauvais vers les chants de Salomon ; Le Paradis perdu me rappelle ce café de la rue Saint-Jacques où, un jour, en buvant à petites gorgées un café allongé aussi médiocre que mes vers, j’en lus les premières lignes dans la traduction de Chateaubriand.

C’est William Blake qui m’y avait amené, bien sûr. J’en parlerai la prochaine fois. J’ose dire que Blake peut-être me sauva la vie, au moment où j’étais en grand risque de sombrer dans ces ténèbres palpables que l’écrivain William Styron, en 1989, nommait : « Darkness Visible » (citant Le Paradis Perdu !). Blake montrait qu’il n’y avait pas de fatalité à ne voir partout que bêtes surfaces, et visages insignifiants, et discours ratiocinant. Plus haut que l’histoire, que la philosophie, et même que la religion, se tenait la poésie et son œil de feu.

Une Genèse à l’oeuvre

Je découvrais donc ce grand poète aux accents de prophète, qui tutoyait Homère, Dante et les archanges, en conversation avec eux comme ceux que Platon appelle les simpotoï, camarades de beuverie à la taverne du coin. Et voilà que Blake désignait un compatriote d’envergure : John Milton. Il avait même baptisé un de ses longs poèmes : Milton. Blake semblait entretenir avec son estimé confrère une compétition impitoyable. Je devais aller à la source.

« Illumine en moi ce qui est obscur », demande le poète à « l’Esprit ». Elles sont terribles et apaisantes, ces visions, pour celui qui ne sait pas où aller, qui ne sait pas ce qu’il cherche, et ne sait pas même qu’il cherche.

Les premières lignes du Paradis Perdu, donc. Pour celui qui aurait oublié combien la poésie peut être tonitruante et glorieuse, ces lignes claquent comme une fanfare, et je tiens à vous en parler. Du commencement, les majuscules aux noms communs étourdissent : « Chant aventureux », « Oracle de Dieu ». Sion et le Sinaï côtoient les monts d’Aonie. Terre, Ciel, commencement, Chaos, Éden : ce n’est pas un simple exorde, mais une Génèse ! Je suppose qu’alors les mots : « ce n’est pas d’un vol tempéré qu’il veut prendre l’essor », à l’instar d’un « sursum » Nietzschéen, me frappèrent au cœur.

« Illumine en moi ce qui est obscur », demande le poète à « l’Esprit ». Elles sont terribles et apaisantes, ces visions, pour celui qui ne sait pas où aller, qui ne sait pas ce qu’il cherche, et ne sait pas même qu’il cherche. Héroïque effort ! Le poète peut-il pousser plus loin la témérité ? Voilà qu’en quelques mots le discours se hisse au niveau de l’autorité biblique – mais rien de compassé, mais rien de figé. Et bientôt, voilà une « armée d’Anges rebelle » (dans un de ses premiers poèmes publiés, Milton annonçait déjà les « escadrons brillants » des anges[1]) qui ont « défié le Tout-Puissant aux armes » !

Je vois qu’il est maintenant impossible d’aller outre sans considérer de près ces passages, lorsque s’ouvre l’épopée, où Milton met une telle importance à donner à voir l’espace et la matière. Le poème s’épanouit à ces descriptions qui font toucher du doigt les « ténèbres visibles » qui s’étendent autour de l’Archange maudit. Le poète nous touche quand il compare les chérubins et séraphins déchus à des « feuilles mortes dans le ruisseau », qui bientôt, à l’appel de leur Chef Suprême, se raniment et se relèvent, dans un terrible boulevaris. Et ces « fières paroles » de « l’Ange apostat », qui au fond de sa damnation, de sa honte, de son malheur éternel enrage, et ne se repend pas : « tout n’est pas perdu » !… « Mieux vaut régner en Enfer que servir au Ciel » ! On attendait Adam. Or voilà sur quoi le poème surprend. Mis aux entraves, mais déterminé à en faire vengeance : c’est Satan, le héros du Paradis Perdu.

Déjà le Tasse avait vu son « orrida maestà » (La Jérusalem délivrée). Effrayant mais surtout ridicule dans les mystères médiévaux, Satan acquiert chez Milton une stature grandiose qui conquiert Chateaubriand, mais aussi Byron qui loue sa « beauté » et sa « puissance » (« Ciel et Terre ») ; en France, Baudelaire relève sa « beauté virile » (Journaux Intimes), et dans les Fleurs du Mal, crie : « Gloire et louange à toi, Satan, dans les hauteurs / Du Ciel, où tu régnas, et dans les profondeurs / De l’Enfer, où, vaincu, tu rêves en silence ! », et Lautréamont imagine avec des accents touchants le retour du Grand Réprouvé, tel le Fils Prodigue, dans la Maison du Père : « Viens donc… viens faire une paix durable avec ton ancien maître ; il te recevra comme un fils égaré » (Les Chants de Maldoror, Chant VI), thème que reprendra en Italie un Giovanni Papini (Le Diable).

En France, Bernanos, peut-être, a su représenter de façon la plus saisissante l’aspect ordinaire de Satan, qui susurre à l’oreille du pauvre abbé Donissan : « vous me portez dans votre chair obscure »

Satan « à la mode », dans sa version Sadique, gothique, noire, prend les traits de figures tentatrices diverses et variées. Au risque de devenir une caricature de lui-même. Au XIXe siècle, le Diable se cache dans les manifestations anormales et fantastiques, dans les contes aux ingénieux ressorts d’un E. Poe ou d’un Ambrose Bierce, auteur d’un Dictionnaire du Diable et d’histoires macabres, et pleine de phénomènes maléfiques : « la bête est revenue dans les parages », s’écrie, épouvanté, l’un de ses personnages[2]. En France, Bernanos, peut-être, a su représenter de façon la plus saisissante l’aspect ordinaire de Satan, qui susurre à l’oreille du pauvre abbé Donissan : « vous me portez dans votre chair obscure » (Sous le Soleil de Satan – dont on reverra avec plaisir l’adaptation par Pialat de 1987). Le couple Shelley, Steinbeck, Rushdie, Neil Gaiman, Nick Cave, d’innombrables groupes de metal ont retenu et adapté la geste satanique ; elle fournit d’images sublimes le jeu vidéo et le cinéma.

Milton, voyant cosmique

Il est parfaitement vrai que Milton fut un pamphlétaire important dont les attaques contre toute forme de censure, qu’elle soit d’Église ou d’État, contre la « vertu fuyarde et cloîtrée » qui se refuse à faire l’épreuve du Mal, le font reconnaître par les libéraux comme un père fondateur[3]. Mais il ne faudrait pas voir en lui l’ancêtre de ces écrivains médiocres, déplorables partisans de la poésie engagée, qui avec d’inconcevables transports, se piquent de « polémique », et ne défendent au fond que leur propre pouvoir de soutenir l’erreur et la sottise. Si Milton fut écrivain politique, c’est parce qu’il était poète, c’est-à-dire préoccupé des fondements mythiques de l’expérience humaine. Il ne parle du Bien que parce qu’il chante le Beau. Il doit, tout pareillement, faire honte à nos pseudo-poètes, jongleurs inconséquents, ce qui les empêche d’acquérir jamais le sens du Vrai, du Mal ou du Bien. Milton chantait sous la dictée de l’Esprit.

Précipité graduellement dans la cécité comme Satan au fond des ténèbres, John Milton exacerba son don de vision cosmique. Il ne voyait plus, mais voulait continuer à dire – et mieux, à écrire. On connaît la toile de Delacroix représentant Milton dictant Le Paradis Perdu à ses filles. Ce poète pour qui chaque jour qui se levait le matin le ramenait à la nuit (« day brought back my night »), dans sa claustration, nous parle encore des charmes visibles du Mal, des séductions du Péché sans lesquelles il n’y aurait tout simplement pas lieu de penser, de cheminer, de choisir, d’exercer notre jugement et notre force, bref : d’être des hommes.

[1] « On the Morning of Christ’s Nativity ».

[2] Histoires impossibles, « Les Cahiers Rouges », Grasset, trad. Jacques Papy, 1956, p. 100.

[3] Pierre Manent, Les libéraux, 1986, rééd. Collection « Tel », Gallimard, 2001.

Clément Bosqué

Clément Bosqué

Angliciste, directeur d'institut de formation, auteur de chroniques et de traductions, romancier. Fasciné par le renouvellement éternel de la matière épique, et par l'art d'écrire.

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