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Être une femme*, vivre au XXIe siècle, être l’héritière des mouvements et des valeurs féministes, vouloir vivre libre. Mais non : refuser d’être associée au féminisme. Retour sur les causes de cette fracture entre femme et féminisme actuel.

Impossible de renier l’héritage de la pensée féministe et les bouleversements provoqués dans la société. Nous devons beaucoup aux suffragettes qui ont défendu le droit de vote des femmes. Aux Simones, Veil et de Beauvoir, et à bien d’autres encore aujourd’hui, d’avoir ouvert la voie et parlé pour la première fois de la spécificité sociale, culturelle, sexuelle de la Femme dans l’Histoire, d’avoir osé s’affirmer dans des sphères où aucune femme encore n’était entrée. Planning familial, loi de légalisation de l’IVG, pilule, lutte contre le harcèlement, prostitution, excision, affirmation de la sexualité et du désir féminin, éducation des filles… La liste est longue, et non exhaustive, et sans doute reste-t-il encore du chemin à parcourir pour que d’autres tabous soient levés. Mais ces luttes in progress sont-elles purement féministes ? N’est-ce pas avant tout d’évolution de la société, de tolérance et de respect des droits de l’Homme dont il est question, hors de toute bien-pensance féministe ? En d’autres termes, dois-je m’exhiber topless (chose en réalité assez facile pour peu que l’on explose mon taux d’alcoolémie) ou raconter mes expériences sexuelles, pour montrer mon adhésion ?

Le féminisme des sirènes bling-bling

De prime abord, il est aisé et socialement accepté, aujourd’hui, dans la plupart des pays occidentaux, de se revendiquer « féministe ». Peut-être parce que ce n’est plus en soi une revendication et une prise de parti précise, mais un vague flottement sans définition réelle, aussi mollasson que les capitons…

Premier constat : il n’est pas évident de s’y retrouver parmi tous les féminismes, autant d’un point de vue historique que pour certains sujets polémiques contemporains : entre celui de Simone de Beauvoir, celui des féministes de la deuxième vague (1970) ou celui d’Anne-Cécile Mailfert, présidente d’Osez le Féminisme, de l’eau a coulé sous les ponts. Même aujourd’hui, la position féministe quant à la tolérance ou l’interdiction de la prostitution, par exemple, n’est pas précise. La pensée féministe peut alors sembler si floue qu’on aboutit à un brouhaha hystérique de 1000 chants de sirènes frisant (et défrisant) souvent le dialogue de sourdes, et attirant le chaland dans les gouffres amers de l’incompréhension, face à des réactions trop vives et spontanées pour être vraiment argumentées. L’on arguera que c’est le propre de tout parti polémique et politique. Certes, mais qui croire ? Comment adhérer à un flou si peu artistique ?

Par ailleurs, la prise de parti tout azimut accroît encore la complexité de l’approche féministe. Ces dernières tendent à s’opposer, en se fondant sur la lutte pour l’égalité homme-femme (voire quelquefois l’affirmation d’une supériorité féminine), à toute forme d’oppression ou de totalitarisme, que cela concerne certaines communautés, ou certains mouvements politiques, comme pour l’intervention des Femens contre le Front National, le 1er mai dernier. Le cas de ces Femens est révélateur : si initialement l’on pouvait saluer le détournement de la femme-objet de désir masculin par une mise à nue politisée et ultra médiatisée, à l’image d’Amazones modernes, son utilisation récurrente dessert finalement les idées mêmes que ces jeunes femmes souhaitaient porter, en enfermant ces dernières dans un stéréotype superficiel de vase creux (la cruche par excellence) qui n’a que ses seins (et encore) pour faire parler d’elle, sans légitimité politique.

Si la profondeur de leurs décolletés est réelle, celle de leurs idées ne l’est pas toujours.

Enfin, l’avènement d’un nombre non négligeable de « stars » qui s’agrègent à une pensée complexe et aux voix déjà trop multiples et le marketing qui s’y rattache font chanceler le féminisme du piédestal des pensées sérieuses, pour devenir un mime grotesque de pseudo-idées aussi vacillantes et mécaniques que le twerk de Miley Cirus, icône du genre. Si la profondeur de leurs décolletés est réelle, celle de leurs idées ne l »est pas toujours. L’on concédera que l’action d’une personnalité telle qu’Emma Watson, ambassadrice aux Nations Unies, est plutôt positive. Rien n’est moins sûr pour Beyoncé ou Rihanna, qui, entre extrême misogynie et féminisme extrémiste, nous fait hésiter entre « boobs blancs, blancs boobs » (cf. le clip controversé de « Bitch Better Have My Money ») .

A la manière d’Ulysse, la tentation est grande de suivre les voix séduisantes (ou hystériques) des sirènes féministes, mais laquelle, lesquelles ? Alors, tel Ulysse accroché au mât de son navire, face à ce courant trop diffus pour capter notre attention, perdus dans les tempêtes déchaînées de buzzs surmédiatisés, l’on poursuivra notre chemin. Encore, s’il était possible au moins de s’accrocher aux fondements théoriques du féminisme… mais on ne touche pas terre.

Un féminisme déféminisé ?

Étudier une pensée plurielle, complexe et qui évolue au cours du temps sans commettre de simplification est impossible. Pour ne pas sombrer dans la vaine dénonciation, nous en resterons à l’abord (partiel) de deux points de désancrage du féminisme face au réel et au corps (position défendue aussi par Camille Froidevaux-Metterie dans La Révolution du féminin) : la question de la féminité et celle de la maternité, qui construisent une pensée féministe cloisonnante, socialement limitée et « en perte de son propre sujet », la femme.

La parure serait aliénante, parce qu’elle nous contraindrait à nous réifier, et à n’être plus que l’objet du désir du mâle.

Être féminine, être femme « jusqu’au bout des seins », user de parures et de maquillages factices en vue de sublimer (ou pas) son propre corps, c’est là l’un des points que le féminisme traditionnel refuse. « La féminité, c’est la putasserie », affirme la très nuancée Virginie Despentes, dans King Kong Théorie… La parure serait aliénante, parce qu’elle nous contraindrait à nous réifier, et à n’être plus que l’objet du désir du mâle. Certes, à certaines époques, le regard et la pression sociale extérieure furent si forts qu’il n’y avait pas moyen pour les femmes d’y trouver une quelconque forme d’expression de soi. Qu’il fallait avant tout s’attacher au modèle de son rang et de son état de femme mariée ou de fille respectable. Mais aujourd’hui, se construire une image qui corresponde non seulement à des normes sociales auxquels nous sommes tous plus ou moins soumis, et surtout à nos propres goûts et préférences, n’est-ce pas aussi un moyen d’affirmation de soi, de réappropriation d’un corps incompris et parfois incompréhensible, cyclique, spécifiquement féminin et potentiel objet de désir, certes, mais surtout corps d’un individu unique ? Bien sûr, la pression de la société, relayée par les médias spécialisés reste forte (l’on citera le retour en grâce de la taille unique, ou le corset de Kim Kardashian, passéisme esthétique de la taille de guêpe assez dramatique).

Il n’en est pas moins réducteur (et ce serait penser exclusivement par le prisme de l’entrejambe masculine) d’affirmer qu’une femme porte une mini-jupe juste pour satisfaire les bijoux de famille du sexe opposé (ou ceux du même sexe) et pour se réifier. La parure est une mise en scène dont on ne saurait nier le côté théâtral mais une mise en scène aujourd’hui choisie. Bref, les femmes se font belles parce que la mimésis d’Aristote (re-présentation) le vaut bien et satisfait leur bien-être dans la création d’un ersatz d’œuvre d’art personnel. Ce n’est pas là un devenir-autre, au contraire, c’est une transformation pour acquérir plus de soi, au même titre, à l’extrême, que celle du transgenre Caitlyn Jenner : une transformation rassurante et protectrice face à un corps qui, dans ses métamorphoses physiques, échappe (en partie) à toute maîtrise.

Aux fondements du féminisme est la question de l’aliénation : Simone de Beauvoir constate implacablement : « S’accepter comme femme, c’est se démettre et se mutiler ». La femme est l’Autre, reléguée à un rang inférieur par méconnaissance et du fait de son altérité même. Et l’un des marqueurs incontestables, en plus de la féminité, c’est la soumission à la basse Nature dans le monde de Culture masculin. La maternité est alors à la fois, pour les féministes, une affirmation de la femme dans sa capacité à (pro)créer, mais surtout un fardeau de dépendance à porter (après le mari, l’enfant). Or, avoir un enfant, à partir des années 70, c’est, dans le meilleur des cas, le décider librement, hors de toute forme de contrainte, et le décider non seulement en tant que femme, mais au cœur d’un couple. C’est même, quelquefois, aller contre la nature, via des procédés comme la FIV, dans la mesure où, comme le remarque Camille Foidevaux-Metterie, le désir d’enfant est devenu un droit.

Ce corps singulier est un élément essentiel à penser pour la femme et son rapport à soi, gommé par les féministes sur l’autel de l’égalité hommes-femmes. 

Les femmes d’aujourd’hui affirment par là leur droit à la maternité, non plus comme un retour forcé à la nature biologique, mais comme l’un des éléments, entre autres, de l’accomplissement essentiel d’une vie, gratifiant. Certes, il est des métiers où il faut encore jouer l’homme, et où les attributs féminins, et la maternité apparaissent comme des faiblesses : l’arène politique notamment est sanguinaire pour les femmes qui osent s’y avancer, et il est indéniable qu’Angela Merkel, dans sa posture, son habillement stricte se calque plutôt le modèle masculin, en partie pour se légitimer dans un milieu quasi-exclusivement masculin (Le New Statesman remarque à ce sujet que les femmes politiques sont face au « piège de la maternité » toujours dévaluée). Mais au sein des politiques nationales, du moins, la question de la maternité, de son intégration dans la société et dans le milieu professionnel est devenu l’un des enjeux cruciaux, en particulier pour certains états en perte démographique (l’Allemagne en particulier).

En faisant du corps féminin l’« instrument de la domination masculine » dans la maternité et dans la féminité, les féministes dénient le corps en tant que possession des femmes et cèdent à la trop facile distinction corps-esprit, alors qu’ils sont indistincts. En réalité, ce corps singulier est un élément essentiel à penser pour la femme et son rapport à soi, gommé par les féministes sur l’autel de l’égalité hommes-femmes. Mais égalité ne signifie pas bâillonnement des différences. Mais qu’opposer à ce modèle féministe qui prend la grossesse et la féminité pour des tares ? De nouveaux modèles ? Non, une explosion de voies personnelles et féminines.

Femmes plurielles, rebelles et temporelles

« Nous ne devons pas considérer avec moins de méfiance les arguments des féministes : bien souvent le souci polémique leur ôte toute valeur. » affirmait elle-même Simone de Beauvoir. De fait, sur bien des points le féminisme s’est construit sur un modèle masculin : au nom d’une prétendue (et toujours partielle dans certains domaines) égalité hommes-femmes, les femmes sont censées vouloir réussir comme un homme, vivre comme un homme, dans tous les aspects de l’existence jusqu’au plus intime : baiser comme un homme. On peut rajouter être moche comme un homme si l’on suit la pensée de Virginie Despentes, et malgré tout accepter de se faire violer en sortant en mini-jupe, parce que c’est « le risque à prendre, inhérent à notre condition de filles », mes pauvres Lucettes (merci à la féministe américaine Camille Paglia)… Certaines vont même jusqu’à prôner un modèle d’opposition frontale de lutte lesbien et anti-masculin. La guerre des sexes, est-ce vraiment là ce à quoi se réduit la quête d’affirmation des femmes dans le monde contemporain ?

Changer d’angle pour constater que la « révolution féministe » a transformé les femmes en héroïques cumulardes : elles mettent sur le même plan réussite professionnelle et vie personnelle, voire élèvent la vie personnelle et intime au-dessus de toute considération sociale.

Et si la volonté de la plupart d’entre elles n’était pas une égalité vide et légitimée par des quotas dans une société neutre et sans genre, mais plutôt le fait d’être prises en considération et acceptées dans leurs différences mêmes ? Cruelle vérité oubliée : une femme n’est pas un homme, et même pour Simone de Beauvoir, dans la conclusion du Deuxième Sexe, l’objectif initial n’était pas de gommer toutes les différences mais de les accepter et de mener la société à une nouvelle forme de fraternité, c’est-à-dire de vivre-ensemble entre hommes et femmes. Cela suppose d’accepter que les femmes ne sont pas de synthétiques objets avec un bouton on ou off prédisposées aux tâches domestiques, dont l’on se sert selon son bon plaisir, mais des corps et des esprits, qui recherchent, par conséquent, la satisfaction du corps autant que de l’esprit pour s’accomplir. Changer d’angle pour constater que la « révolution féministe » a transformé les femmes en héroïques cumulardes : elles mettent sur le même plan réussite professionnelle et vie personnelle, voire élèvent la vie personnelle et intime au-dessus de toute considération sociale.

Et ce n’est pas forcément évident. La dictature de la wonderwoman féministe multitaches suréquipée normalise l’image de la femme qui doit tout réussir, et emprisonne dans une nouvelle tyrannie, avec des dépendances dédoublées, et un dilemme cornélien : le boss, les responsabilités ou la vie de femme, l’amant, le mari et les enfants, il faut tout choisir, et tout réussir. Or, dans la réalité, il n’est pas toujours aisé de joindre tous les bouts sans sacrifice, et cela reste à l’état de belle utopie. De plus, dans cette recherche d’accomplissement général des femmes, le niveau d’éducation et la classe sociale est déterminant. Il a sans doute été plus facile à une femme telle qu’Elisabeth Badinter de gagner le respect des intellectuels qu’elle côtoyait, de vivre et de s’affirmer en tant que femme autant sur le plan de l’accomplissement personnel que professionnel, de faire garder sa distinguée progéniture et de prendre du temps pour elle et la rédaction de ses belles œuvres que pour la femme qui trime 8h par jour en équipe à la chaîne et qui élève seule ses enfants, le soir, après une journée creuse et éreintante…

Dans ce grand tout, aussi fourre-tout que certains sacs à mains (le mien), chaque femme, chaque être humain, décide de ce qui est essentiel, pour être équilibrée, ne rien abandonner et ne pas porter le poids d’une culpabilité trop importante.

C’est là une question de temps, et donc de luxe, qui se pose en réalité pour tout être humain. Prôner la méritocratie du « travailler plus pour gagner plus », personne n’en contestera l’indiscutable logique. Mais à quoi bon travailler plus si l’on perd le temps de vivre et de partager des moments essentiels avec ceux que nous aimons ? La vie métro-boulot-dodo n’est-elle pas aliénante, quand bien même elle mène vers la reconnaissance, si l’on n’a plus le temps de vivre pour soi, pour ses passions, ses enthousiasmes, et de construire sa vie personnelle et intime, de femme, d’amante ou de mère ? D’une certaine manière, la vie des femmes se heurte non seulement au modèle féministe, mais en sous-main à celui d’un certain capitalisme, qui veut que tout passe par l’argent. Or, plus que l’argent, le temps (et sa fuite) est essentiel et intimement ancré dans la vie de toute femme : cycle menstruel, beauté éphémère, horloge biologique et date de péremption de la vie toujours bien trop courte… Le temps, celui consacré à l’intime et au personnel, est d’ailleurs en phase de devenir une priorité même pour les hommes, et l’on pourra citer l’initiative Happy Men ou de l’association Mercredi, c’est Papa qui invite à un rééquilibrage autant au niveau professionnel que personnel : accorder du temps à ses enfants, rentrer à des horaires décents n’est plus seulement une priorité pour les femmes, les hommes aussi sont concernés. Alors, bien plus que de calquer un modèle féministe clivant ou de souhaiter d’être célèbre ou reconnu socialement, intervient la question des priorités et des sacrifices que l’on ne concédera pas. Alors, de modèle, il n’en est plus.

Il sera question de voies, des parcours de vie différents, et de choix. Dans ce grand tout, aussi fourre-tout que certains sacs à mains (le mien), chaque femme, chaque être humain, décide de ce qui est essentiel, pour être équilibrée, ne rien abandonner et ne pas porter le poids d’une culpabilité trop importante. Pour certaines, il s’agit d’être mère. D’autres sont des salopes éthiques, libérées et sensuelles, des romantiques dédaigneuses et désabusées, des passionnées émotives et rêveuses, des pragmatiques stratèges, des garçons manqués et baroudeurs, des intellectuels lointaines et conceptuelles, des âmes frivoles et légères… Et puis non, elles sont tout cela avec la nuance que chacune définit et qui évolue au fil du temps : c’est cela être femme aujourd’hui. Là est peut-être le secret du « continent noir » féminin : aucune femme ne naît « femme », elle le devient, en acceptant son histoire, et enfin, elle « se devient », en refusant les carcans d’un féminisme superficiel, et en choisissant sa voie en accord avec elle-même et en domptant son temps. Et s’il existe encore quelques hommes assez ouverts d’esprit pour ne pas les accabler du poids du sacrifice, alors tout n’est pas perdu.

 

* Aborder le féminisme, quand on est une femme, c’est être forcée de prendre parti dans une polémique de cours de récréation, plus ou moins politisée. « Si vous n’êtes pas pour nous, vous êtes contre nous », diront d’une même voix les féministes (le Bien) et les antiféministes (le Mal… Causeur en a fait les frais avec sa Une « La Terreur féministe »). L’objet de cet article n’est pas la dénonciation glaciale (et trop facile) d’un mouvement et d’un fond idéologique dont toutes les femmes du XXIe siècle, plus particulièrement dans le monde occidental, sont les incontestables héritières. Mais c’est un constat : la pensée féministe est riche en incohérences, et ces dernières conduisent au malaise actuel face à ce terme galvaudé et hystériquement crié. Dans ce contexte, l’auteur de cet article ne veut pas être la Suisse, mais ne souhaite pas pour autant s’attacher à tel courant trop réducteur : il s’agit de montrer que le chemin tracé par les femmes d’aujourd’hui est un chemin sans modèles normatifs, et qui, s’il ne s’oppose pas toujours de manière frontale aux idées du féminisme, s’en écarte aussi.

Anne Rouge

Anne Rouge

Les yeux de Mary Poppins, le sourire de Bérénice, le nez d'Antigone et les oreilles de la Princesse de Clèves.

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