Avec la fête, le sexe est l’un des divertissements les plus ouvertement à la mode des médias actuels. C’est vendeur, ça aguiche le chaland (et ça vous a sans doute attiré vers cet article). Expression physique d’une forme de liberté ou sujet révélateur des corsets moraux de notre époque, tue-l’amour dégradé par le voyeurisme, jeu politique ou outil de communication aux dessous peu reluisants, que révèle le sexe de la société de 2014 ?
____________________________
Force est de constater que la liberté sexuelle est placardée au rythme des quatre saisons. Cet été, les magazines féminins ont rivalisé d’originalité pour distiller savamment leurs conseils sexos type « bien faire l’amour en dix leçons ». Quant à vous messieurs, vous aurez eu droit aux techniques de rattrapage ès goujaterie comme « que faire quand on n’assume pas le matin venu ? » ou à des photographies de jeunes femmes en fleur sans pétales histoire de pimenter quelque peu vos soirées. A ceci s’ajoutent encore les réseaux sociaux et Internet, la musique, l’élan publicitaire sexuel, particulièrement dans les produits de parfumerie ainsi que les glaces dont la dégustation provoquerait, si l’on en croit les affiches, des effets hautement orgasmiques.
A la rentrée, pour éviter les frimas, succombez à la tentation « littérairement », avec un beau défilé de Cinquante nuances de Grey bis. De fait, les éditeurs tirent sur une ficelle de string mode mum porn, pensant ainsi brosser leur lectorat échauffé dans le sens épilé du poil (phénomène relevé par Le Canard enchaîné, qui constate une « course au baise-seller » au détriment de la qualité littéraire, le 06/08/2014). Et en 2015, revenez-y pour un nettoyage de printemps version cinéma avec la sortie de « Cinquante Nuances de Grey » dans les salles obscures. Nul doute que si affinités, on se mettra bientôt à vous raconter la vie sexuelle des grands personnages historiques à renforts de témoignages croustillants de courtisanes d’outre-tombe.
Du sexe un peu partout, donc, même si dans le milieu de l’édition, sa popularisation n’a eu lieu qu’avec, en chef de file, la saga de la britannique E. L. James. Cette nouveauté dans le milieu éditorial révèle un changement de perception ainsi qu’un besoin. Certes, des ouvrages de littérature érotique existaient déjà auparavant, mais ils étaient destinés à un public ciblé, celui qui osait aller tout au fond des librairies pour déterrer les frétillantes oeuvres. Cinquante Nuances de Grey a opéré une démocratisation de la littérature du sexe. S’il est aisé de contester la valeur littéraire de l’ouvrage et son simplisme voire sa médiocrité dans sa manière d’aborder le désir féminin (une déesse intérieure pour figurer le désir physique, vraiment ?), il met néanmoins en lumière une demande insatisfaite et frustrée : celle du lectorat habituel des romans de « bonnes femmes » (la trilogie Musso-Lévy-Pancol), les femmes. Habituées aux récits édulcorés à l’eau de rose, aromatisés à la douce fleur bleue, elles aussi ont envie d’être chatouillées par la plume en des endroits jusque là tenus secrets, bien à l’abri, dans la poussière des tabous. Et n’en déplaise à Flaubert, le subtil et magnifique « elle s’abandonna » d’Emma Bovary frustre bien trop les low-romantiques du XXIe.
Réponse contemporaine ? le porno soft. Derrière la gesticulation mécanique exhibée sans aucune délicatesse, il y a aussi le dévoilement brut et voyeur des désirs féminins, mis sur le même plan que ceux prêtés généralement à la gent masculine. Ces messieurs n’ont donc plus le monopole du désir, de la frustration et de l’obsession sexuelles, ni des fantasmes de boudoirs, sous des formes et des expressions peut-être un peu différentes. Si au XIXe siècle, Nana fait office, pour Zola, de grand « poème des désirs du mâle », Cinquante Nuances de Grey ouvre (de manière illusoire) la voie à une forme de roman des désirs des femmes, en changeant le point de vue qui faisait pour l’heure largement autorité, celui des hommes. Car cette fois-ci, ce sont bien les femmes qui désirent, et l’objet de ce désir est… le mâle.
Si l’on en restait à ce constat, tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes : hommes et femmes libres et égaux devant la sexualité, avec la parole et le désir des femmes enfin libérés. Mais parler de sexe dans une société post-soixante-huitarde (et même avant, songeons à la truculence du Moyen-Age ou au libertinage du XVIIIe) n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c’est à la fois la surexposition et le masque, l’attraction-répulsion qui s’y joue. L’apparente conquête féminine d’égalité et de liberté face à la sexualité révèle d’autres maux. Ces dernières années ont en effet mené à une radicalisation et un manichéisme des positions.
__________________________________
Tabou vs. liberté sexuelle : L’insatisfaisante montée des extrêmes
La liberté de mœurs affichée cache un retour en force des tabous et d’un ensemble de valeurs en réaction à cette « décadence » surmédiatisée et de ce fait condamnée par une partie de la population française. L’importance soudaine qu’a prise la question du mariage pour tous est assez frappante et marque un retour à une forme de puritanisme à l’américaine reposant en partie sur du vide et de la peur, incarné par une blonde oxydée fatiguée des doigts. Car comment expliquer ce soudain retour en grâce du mariage au rang d’institution fondamentale de la société alors même qu’une bonne moitié des unions s’achève par des séparations (et ce sont pourtant de pieux hétérosexuels, quelquefois même papas et mamans) ?
Le sexe est redevenu plus tabou (même s’il l’a toujours été, et qu’il est en partie amené à le rester, dans la mesure où il appartient à l’intime). La liberté sexuelle affichée et omniprésente, à la télé, dans les médias, l’art,… fait perdre toute distinction : tout se mélange, tout devient inquiétant, étranger et donc dangereux. Où placer la limite entre l’art et le réel, entre l’érotisme et la pornographie, entre la violence et le jeu de la passion et de la séduction ? La définition est à la fois sociale, universelle et propre à chacun de nous et à nos limites intimes. Or, les médias ont rattaché à la sexualité un jugement de valeur entre ce qui est bon et ce qui est mauvais, menant à une forme de censure et à un rejet du naturel. Impossible dès lors d’exprimer des instincts hors d’une forme de morale par crainte de ne pas être normal. Impossible aussi, particulièrement pour les hommes, de ne pas se soumettre à une recherche de la performance.
Il y aurait donc une seule alternative : d’un côté, l’affirmation forte d’une sexualité débridée et libre, de l’autre, l’érection d’un mur de valeurs traditionnelles. Deux impasses : vivre librement sa sexualité hors de tout carcan, c’est privilégier son plaisir personnel alors qu’une relation sexuelle est par définition un lien physique intime entre deux êtres. On annihile ainsi tout amour : on voit apparaître une forme amuïe et volage d’amour-amitié, à l’image des « sexfriends » fortement relayés par les films américains. De l’autre côté, privilégier des idées morales et des valeurs, c’est cloisonner l’amour et tout ce qui en découle dans un moule qui ne lui correspond pas, l’uniformise et en fait un objet de consommation à la chaîne insatisfaisant parce qu’il n’est plus unique : même schéma pour tous, obéissance aux règles strictes du couple, refus de certaines pratiques sexuelles car elles sont jugées déshonorantes.
Même conclusion pour les deux camps : l’amour se détraque pour devenir une gymnastique désarticulée et utilitaire certes bénéfique au prolongement de l’espèce humaine, à pratiquer le samedi soir devant la télé contre l’ennui, mais pas réellement satisfaisante si l’on ne se libère pas des images véhiculées par la société. Cette division n’est pas seulement révélatrice de la désarticulation du sentiment amoureux et de son impossibilité, elle a des incidences qui dépassent le simple fait de société.
A certains égards, en ce qui concerne la sexualité, on peut s’interroger sur la proximité de la société française du XXIe siècle et celle du Moyen-Age, car le jugement de valeur, la classification y sont de plus en plus fortes entre le corps et l’esprit, le trivial et le noble. A cette différence que le processus est inversé. Au Moyen-Age, le grivois, le carnavalesque était une soupape de sécurité, un exutoire inventé en réaction au carcan trop resserré par l’Eglise et les institutions d’Etat. Dans notre société actuelle, on part davantage d’une liberté conquise par mai 68 pour revenir à une volonté forte de morale, d’un Etat fort, hiérarchiquement plus défini et capable d’exercer une autorité incontestable. La montée des extrêmes ? Il est aisé d’établir le parallèle avec la scène politique actuelle, scène où le sexe a d’ailleurs aussi son rôle à jouer, en tant qu’outil de communication et/ou parasite de l’information.
————————————————
Sexe, communication et politique
Le voyeurisme inhérent à notre société relie nécessairement sexe et communication, ce qui a aussi des incidences politiques. De manière générale, quel être sensé du XXIe siècle irait se fourvoyer à déclarer sans commettre ainsi la pire des folies « je suis mal baisé », « je suis puceau » ou « je n’aime pas le sexe » sans tomber dans l’anormalité ou le ridicule et être ainsi relégué au ban de la société ? Il est de bon goût, en effet, d’afficher en la matière une certaine sensualité, pour entrer dans la normalité. Parler de sexe, c’est donc déjà nécessairement se fondre dans une norme dictée par les médias, mais une norme et un degré de tolérance différents selon que l’on est un homme ou une femme.
Les mâles pourront se permettre d’étaler positivement leurs conquêtes, voire les dénombrer, témoignant ainsi de leur vigueur et de leur capacité à exercer un pouvoir physique sur le deuxième sexe. Les femmes resteront plus évasives sur le sujet : la séductrice, femme de pouvoir, attire mais fait peur aussi… Pour communiquer sur le sexe, les hommes ont encore la main, que cela soit entre eux, pour jauger leur niveau de performance ou leurs conquêtes. Certes, la situation évolue et les langues des femmes se délient. Mais les clichés ont la dentelle dure : tout le monde sait que les hommes sont des obsédés et que leur taux de testostérone explique leur besoin constant de satisfaction charnelle. Quant aux femmes, le rôle qu’on leur attribue n’est guère plus enviable : elles pourront bien attendre la venue d’un prince charmant effervescent en relisant de beaux contes et des romans à l’eau de rose pétillante encore longtemps, puisque l’abstinence et la frustration leur pèsent peu. La lubricité sexuelle, dans l’imagerie traditionnelle, les salit, et les femmes fatales sont aussi celles par qui la mort arrive…
Ce qui se joue dans cette perception et cette communication dépasse la sexualité : c’est aussi, toujours, parler de la quête d’un pouvoir, donc de politique. Or, la vision de la sexualité en politique évolue. Il y a quelques années, les conquêtes des chefs d’État français étaient une marque de vigueur sur tous les fronts, secrets de boudoirs élyséens conservés précieusement au su et au vu de tous. C’était encore le cas pour François Mitterrand et Jacques Chirac. Sans considérations morales fortes, on leur excusait leurs frasques au nom d’une tradition du séducteur français aristocratique : à eux le rôle de prédateur, d’élément le plus évolué sur l’échelle du darwinisme; à eux le droit de tuer et de consommer tout type de proie. Avec Nicolas Sarkozy, la position dominante du mâle est encore évidente. La « forte » personnalité d’une Carla Bruni s’affadit entièrement sous le poids de l’institution et du protocole. La sulfureuse mannequin, de fait, a pris la sage pose guindée d’une Jacky Kennedy. Quelques 30 ans après, cela faisait un peu surjoué. Un statut lissé de première dame en retrait, sans idées distinctes de celles de son époux (du moins pas en public) qui s’efface pour admirer et laisser régner l' »homme » de pouvoir, celui qui tient la culotte.
Cependant, la société française devient de plus en plus critique, voire puritaine. Résultat de la surexposition médiatique : le couperet de la guillotine médiatique tombe sur les hommes politiques trop vite couronnés, et les dentelles de leurs belles maîtresses ne font plus office de lauriers. L’affaire Strauss-Kahn a révélé cette mutation profonde, entre un vieux monde de traditions assez compréhensif sur cette pulsion sexuelle de l’Homme de pouvoir, et une dénonciation morale forte d’un délit des plus répréhensibles, d’un abus indigne à l’égard d’une femme en position sociale d’infériorité. Un puissant n’a plus l’immunité sexuelle et en la matière il est l’égal de tous ses concitoyens. Mais les lignes ne sont pas fixes, et la France oscille toujours entre dénonciation morale et tradition virile. L’affaire Gayet, sur un autre plan, puisque la « victime » était (étonnamment) consentante, n’a pas servi François Hollande pour redorer une image déjà trop écornée par ailleurs. La froide Valérie Trierweiler fait une cocue sur le sort de laquelle il est difficile de s’apitoyer et la publication de Merci pour ce moment n’ajoute qu’une touche (nous n’osons dire finale…) de médiocrité impudique que le dépit amoureux ne saurait justifier, et qui laissera le goût amer d’un buzz médiatique incontrôlable mais lucratif… Ajoutons qu’un François Hollande sur son fringant destrier motorisé du côté de la rue du Cirque n’est pas spécialement l’incarnation idéalisée de la virilité masculine, et que l’apparente lâcheté du rendez-vous secret dévoilé par une presse avide de sensations s’éloigne quelque peu de l’idéal du Dom Juan du temps passé.
Cependant, s’il y a bien une loi intangible et profondément ancrée, c’est le rapport de dominant-dominé : homme puissant-femme vénale. Mais dans ce jeu de rôles, la perception des femmes reste toujours la même, qu’elles soient politiques ou non. Leur sexualité est au mieux niée, au pire condamnée. On retrouve cet écho dans les concepts sous-tendus par les ouvrages porno-soft à la mode, prétendument libérateurs. La femme n’y joue jamais le Pygmalion, dans les romans comme dans la vie politique. Ce sont les hommes qui dominent, eux qui dictent activement la leçon, alors que la femme, docile, est en retrait, passive ou au service d’un homme plus puissant. On en revient au conte de fée : la princesse attend toujours son prince charmant, qui, lui, agit sur sa monture. Derrière le clinquant des accessoires et cette forme de nouveau libertinage, à l’écrit comme dans la vie, les concepts sont plus passéistes qu’on ne saurait le penser de prime abord. La théorie de l’imprégnation, du XIXe siècle, remise à la mode par la saga Twilight n’est pas loin : les femmes seraient influencées par le premier homme qui les possède charnellement, et cela définirait leur caractère, qui ne leur est donc pas propre, puisqu’elles se sont soumises à un homme physiquement.
Quoi qu’il en soit, la surmédiatisation du sexe dans notre société actuelle à tous les niveaux ne faiblit pas. Stratégie politique ? Noble moyen d’encourager au pacifisme et au célèbre « Faites l’amour, pas la guerre ? » La déclaration a pourtant perdu de sa vigueur. Mettre sur le même plan amour et guerre, c’est accepter que l’amour soit aussi une forme de guerre entre deux individus, avec ses affrontements, ses réussites et ses défaites. C’est faire de ce sentiment à la fanfreluche des roses rouges que l’on nous fait avaler à haute dose de comédies « romantiques » quelque chose de bien plus sanguinaire que les récits de vampires sulfureux, de bien plus fort que le catalogue éditorial des best-sellers du KamaSutra moderne version Ikéa du sexe pour bricoleurs assidus.
Or, téléréalité, magazines, mode d’emploi… tout concourt à faire du sexe un divertissement ou un exercice sportif pour sculpter ses abdos comme un autre, et à encourager une forme de dépendance. Pourquoi le sexe devient-il un toy ? Laisser les médias s’accaparer ce sujet qui passionne les masses, c’est aussi effacer et parasiter les autres sujets plus profonds. Et surtout, mener par le bout du sexe est une excellente manière d’infantiliser le public.
Dès lors, nous nous retrouvons comme Erec et Enide, ce couple d’un roman attribué à Chrétien de Troyes, face à un dilemme : la réflexion difficile et exigeante ou la facilité de la bonne chair. Après avoir épousé la belle Enide, Erec ne pense, en effet, qu’à une chose : la bagatelle. Accusé par (l’orgueilleuse) Enide de « recréantise », de paresse (on est au Moyen-Age : la faute revient toujours aux femmes, héritage de la Genèse), le chevalier part accomplir des exploits uniquement escorté de sa Dame. Il lui ordonne de ne pas le prévenir en cas de danger, et de rester silencieuse. Quatre fois, Enide, pour sauver son amant, transgresse la règle avec la conscience qu’il pourra la châtier voire la tuer pour sa faute. Quatre fois, Erec lui pardonne. C’est dans les épreuves que les deux personnages voient leur amour se révéler, et qu’ils deviennent responsables, et adultes. Mais les hommes et femmes de 2014 sont-ils encore capables d’être éprouvés, de résister au flux médiatique et à son incidence sur la vie réelle pour se construire leur propre jugement ? Entre le voyeurisme facile des rumeurs de boudoirs et le placard ascétique des idées politiques, quel équilibre ?
Céder à des paradis artificiels, aux plaisirs immédiats puis zapper négligemment ou oser affronter la réalité en face, prendre de la distance et hiérarchiser la masse d’information, l’enjeu de la place donnée à la sexualité, dans toutes ses implications sociales et politiques, est moins mièvre qu’il n’y parait.