Chronique désenchantée de Julien de Rubempré, dans laquelle il vitupère contre ce qu’est devenu le Quartier Latin : un désert intellectuel défiguré par les rentiers et les touristes.
Même les ruelles du Quartier Latin ne disent plus grand-chose, en ce frais crépuscule de décembre. Aucune clameur ne vient déranger les oreilles rougies du passant, si ce n’est celle d’un détritus porté par le vent hivernal le long des trottoirs encombrés de Vélib’ et de feuilles mortes. La montagne Sainte-Geneviève n’est plus qu’un labyrinthe de pubs destiné à étancher la soif des ringards Erasmus tout comme la rue la Huchette n’est plus qu’un repaire à Subway. La place de la Sorbonne n’est plus un lieu culturel, depuis qu’un Delaveine y a ouvert ses funestes portes à la place d’une librairie.
Les restaurants, les banques, les magasins de vêtements, les Starbuck, bref, l’arsenal du parfait festivocrâte remplace petit à petit les librairies, laissant le monopole du livre à Gibert Jeune, ce Rungis de la littérature.
Les pavés du Quartier Latin sont orphelins de révolutions comme ses murs sont devenus sourds depuis que Barthes et Picard ne polémiquent plus.
Paris ne lit plus, Paris ne vit plus
Les progénitures bourgeoises ne fréquentent plus la Sorbonne ; cela fait bien des années qu’elles préfèrent acheter un diplôme dans une école de commerce. Comprenez bien : l’université dispense un savoir théorique qui n’est plus en adéquation avec un univers mondialisé, digitalisé et matérialiste, et c’est bien ce mépris pour la culture livresque qui est le symptôme de la starbuckisation du Quartier Latin.
Balzac vaut bien un frappuccino.
Le Quartier Latin fut d’ailleurs l’endroit où logeaient les étudiants pauvres comme Rastignac dans la pension Vauquer ; qui achetaient de vieux livres avec le peu d’argent qu’ils gagnaient en dispensant des leçons. Mais tout cela a évidemment changé : seuls les enfants issus de l’aristocratie moderne peuvent se faire payer un studio dans le Ve arrondissement. Le mythe de la mansarde abritant un jeune poète en guenilles n’existe plus : la lutte des classes a terrassé le prolétariat et a envoyé ses rejetons étudier dans les facultés de banlieue.
Le Quartier Latin a perdu son esprit en voyant fermer ses librairies, il a également perdu son âme en n’hébergeant plus la bohème. « Monnaie fait tout », soufflait jadis le père Goriot sur son lit de mort.
Le touriste assassin du lecteur
Les rentiers ne sont pas les uniques coupables de la mort du Quartier Latin. Les touristes sont leurs complices. Il suffit de les voir, dès l’aube, arpenter les rues, Nikon en bandoulière, le nez sur leur guide déplié, à la recherche de distraction et de folklore. C’est pour le plaisir sadique de ces éternels insatisfaits que Paris est devenue un immense parc d’attractions utilitariste destiné à contenter leur soif de consommation.
Descendons la rue Saint-Jacques et longeons le quai de Seine jusqu’à Notre-Dame, et regardons ces centaines de boutiques qui vendent la même Tour Eiffel clignotante, le même t-shirt « I Love Paris », la même guimauve dégueulasse. Encore des librairies qui ont fermé, sans doute.
Douloureux spectacle pour le lecteur venu battre le pavé latin et sentir les embruns de la Seine battue par la bise hivernale, se chantant les paroles de Léo Ferré : « Si vous passez rue de l’Abbaye / Rue Saint-Benoît, rue Visconti / Près de la Seine / Regardez le monsieur qui sourit / C’est Jean Racine ou Valéry / Peut-être Verlaine ». Non il ne s’agit pas d’eux. Ni d’Apollinaire, ni du poète fauché qui crève de faim que Ferré chante le couplet d’avant. Le contemplateur, le lecteur, le curieux n’a plus sa place dans un Quartier Latin qui cherche à effacer jusqu’au moindre référent culturel, du moment que le touriste peut trouver son bibelot. En achetant des souvenirs, ils dépècent notre Histoire.
Certains endroits du quartier seront certainement fréquentés pendant les fêtes, peut-être dans les dernières librairies ouvertes.
Mais inutile d’y chercher Jean Racine ni Paul Verlaine. Trop fauchés et trop peu consommateurs, ils sont invités à rester dans les limbes des souvenirs d’une poignée de lecteurs résistants.